Un soldat ordinaire

Relate les circonstances du massacre vietnamiens de My Lai, à travers le point de vue du lieutenant Calley. Point de vue offert lors du procès dont il est aujourd'hui l'un des accusés. « Dérèglement de l'esprit » auquel à conduit cette guerre. Admire l'Am
Son opérateur radio marchait derrière lui. Soudain, une balle l'a touché et lui a arraché un rein. En le voyant mourir, là, très vite, sous ses yeux, il a eu un choc.
Un peu plus tard, au repos pendant trois jours, il a vu la police sud-vietnamienne faucher à la mitrailleuse six femmes parce qu'elles circulaient après le couvre-feu. Et il s'est dit : « Décidément, cette guerre n'est pas une affaire de boy-scouts. »
Il a rejoint sa compagnie le jour où les hélicoptères ramenaient des morts après une attaque. Il a aidé au déchargement d'un appareil. Dedans, il y avait six bottes. Six bottes très lourdes. Parce qu'elles contenaient encore des jambes. Quelque part, il y avait un bras. Et un morceau de visage. Et de la cervelle éclatée. Et beaucoup de sang.
Il a éprouvé de la colère, de la haine, de la peur. Et puis il a eu la nausée. Et puis plusieurs hommes de son unité ont sauté sur des mines. Ensuite, il faut se forcer, à chaque pas, pour avancer.
Alors, quelques jours plus tard, le 16 mars 1968, quand il a dû commander le détachement de fantassins chargé de nettoyer le hameau de My Lai, il était plutôt tendu, le lieutenant Calley.
Le capitaine avait donné pour instructions de ne rien laisser « marcher, ramper ou pousser » derrière soi. Il avait dit : « Tuez tout ce qui respire.
— Même les femmes et les entants ? »
Le capitaine avait répondu que « cela ne voulait rien dire ». D'ailleurs. My Lai était en zone de feu libre. Et le colonel avait dit au capitaine que tous les civils auraient été évacués.
Le colonel n'est plus là pour dire le contraire. En ce qui le concerne, la justice de Dieu est passée. Il a été abattu, avec son hélicoptère.
Mais le capitaine, lui, est bien vivant. Il travaille dans les bureaux en attendant de passer en jugement. Il se souvient très bien, dit-il, qu'à la question : « Même les femmes et les enfants ? » il a répondu : « Allons, il faut avoir un peu de bon sens. S'ils sont armés et qu'ils vous menacent, oui. Il faut avoir un peu de bon sens ! »
Mais le lieutenant n'a pas entendu parler de bon sens par le capitaine. Ses hommes non plus. D'ailleurs, où irait-on si les instructions données aux militaires en opération consistaient à manifester du bon sens...
Les hélicoptères ont déposé les hommes du détachement par groupes de cinq à proximité de My Lai. Et les soldats ont commencé par regrouper les habitants au centre du village, avec leurs enfants. Il y en avait une cinquantaine, réunis, lorsque le lieutenant est arrivé.
« Pourquoi ne sont-ils pas encore tués ? a-t-il demandé.
— Je croyais qu'il fallait seulement les garder, a répondu l'un des hommes.
— Non, il faut les descendre. » Il s'y est mis, à les descendre. Et les hommes aussi.
Deux fois, le capitaine a demandé au lieutenant, par radio, de presser le mouvement. Les hommes avaient encore entassé soixante-dix villageois dans un fossé. Là aussi, le lieutenant a donné un coup de main.
C'est un soldat très ordinaire, le lieutenant Calley. Quand il reçoit des ordres, il les exécute. C'est ce qu'il a dit, pour sa défense, à la Cour devant laquelle la justice militaire l'a traduit, trois ans après le carnage.
« Qu'étiez-vous censé faire au cas où vous auriez eu des doutes au sujet d'un ordre ?
— J'étais supposé obéir et demander ensuite des éclaircissements. »
Il n'a pas demandé d'éclaircissements. C'est donc qu'il n'a pas eu de doutes. Pourquoi en aurait-il eu ? Il l'a dit au tribunal, et toute l'Amérique en a été du même coup informée : on lui a enseigné que les femmes vietnamiennes sont aussi dangereuses que les hommes. Elles tirent mieux. Quant aux enfants, ce sont eux qui jettent les grenades et qui placent les mines. Il n'y a pas, dans ce pays, des hommes, des femmes, des enfants, des militaires et des civils. Il y a l'Ennemi.
C'est aussi ce que l'on enseignait aux soldats français pendant la guerre d'Algérie, avec les résultats que l'on sait. Les mêmes.
Le lieutenant Calley a donc tiré sur l'Ennemi sans faire le détail. Il ne se souvient pas en avoir été autrement ému, bien que, depuis, il lui soit arrivé d'y penser. Mais sans éprouver le moindre sentiment de culpabilité.
Qui est donc le lieutenant Calley ? N'importe qui, 27 ans, court, blond, rose, timide, médiocre. Il a devancé l'appel, en 1966, parce qu'il ne savait que faire de lui-même. L'Armée, il aime bien.
Depuis que son procès a commencé, en novembre, tous les soirs, ou presque, la télévision a longuement fait état des témoignages entendus par la Cour. La presse les a reproduits. Il en ressort de façon éclatante que le lieutenant n'a pas conscience d'avoir tué des êtres humains, mais des rats. Ou des fourmis. Des enfants de rats. Ou de fourmis. Et qu'il est dans la nature même de cette guerre de conduire à ce dérèglement de l'esprit.
Néanmoins, le jury composé de six officiers, qui ont tous servi au Vietnam, a déclaré le lieutenant coupable de meurtre avec préméditation sur la personne de 22 Vietnamiens au moins. Le lieutenant est rayé des cadres de l'Armée, et condamné aux travaux forcés à vie.
Calley a fait appel et, en attendant, il est libre. Des pétitions et des souscriptions circulent en sa faveur, des sénateurs interpellent le président, des « radicals » reprochent au tribunal de faire porter à un bouc émissaire les péchés du haut commandement. Mais peu nous importe, en vérité, ce qu'il adviendra maintenant du lieutenant Calley.
Le procès, l'impossible procès, inimaginable dans tout autre pays, le procès public a eu lieu. Un tribunal militaire a cherché, péniblement, la frontière, fragile, entre l'acte de guerre et le crime de guerre. Et il a refusé d'exonérer du crime celui qui l'a franchie, alors que le coupable portait le même uniforme que ses juges.
Il a choqué, profondément, par son verdict, une partie de l'opinion, celle-là même dont il est cependant le plus proche. Mais les institutions ont fonctionné. Mais l'inculpé que le tribunal a eu à juger n'est pas le journaliste qui a fait éclater, dans le « Washington Post », le scandale de My Lai ; c'est l'officier criminel. Mais le jury ne s'est pas drapé dans la bannière étoilée pour escamoter les témoignages derrière un huis clos. Mais personne, jamais, n'a osé dire : « Il ne fallait pas en parler... », cette phrase clef de nos sociétés, où l'on a si longtemps préféré laisser mourir sa fille de tuberculose plutôt que d'avouer : « Elle est malade. »
Cela, c'est l'Amérique. Aussi. C'est ce pour quoi on peut l'aimer. Encore.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express