Autobiographie d'Ignazio Silone, ancien dirigeant du Parti communiste italien
Ignazio Silone est l'un de ces hommes de pitié, de révolte et de foi qui témoignent pour une époque. Il est né, symboliquement, avec le siècle, un 1er mai. Ses espoirs et ses désespoirs, ses illusions et ses désillusions furent ceux d'une génération tout entière. Il a été, avec Palmiro Togliatti, le dirigeant du Parti Communiste Italien dans les années 20.
Exclu du Parti à 31 ans, malade, exilé, il choisit l'expression littéraire comme moyen d'action révolutionnaire, et prit la plume par « nécessité absolue de témoigner ».
« Ecrire, dit-il, n'a pas été et ne pouvait pas être, si l'on excepte quelque rare moment de grâce, une sereine jouissance esthétique, mais la pénible et solitaire continuation d'une lutte, à l'écart de très chers compagnons dont je m'étais séparé. »
L'amertume des défroqués, ceux qu'il appelle les Ex, portant le deuil du « dieu qui a fait faillite », n'altéra pas son encre lorsqu'il publia, entre les deux guerres, le pur chef-d'œuvre qui fit sa gloire d'écrivain : « Fontamara ». Elle est absente de « Sortie de secours », qui vient de paraître en France après avoir connu, en Italie, un exceptionnel succès.
Un jeune provincial. Il ne s'agit pas, cette fois, de l'un de ces romans par lesquels Silone a tenté, selon l'expression de son contemporain Malraux, de transformer « l'expérience en conscience ». Mais d'une succession de courts récits autobiographiques, nourris d'anecdotes, où il raconte comment il devint communiste dans l'Italie fasciste — en dépit d'une éducation religieuse et d'une foi chrétienne qu'il n'abdiqua pas sans douleur.
« Qui dira jamais l'intime effroi d'un jeune provincial sous-alimenté, perdu en ville dans une chambrette désolée, à la pensée de renoncer définitivement en sa croyance en l'immortalité de l'âme ? »
En 1927, il se détacha du Parti après la fameuse réunion de Moscou où Staline voulut obtenir de tous les délégués présents la condamnation unanime d'un texte de Trotsky dont ils n'avaient pas eu connaissance. Et le quitta enfin, en 1931.
De cette expérience, il conclut : « En définitive, on se libère du communisme comme on guérit d'une névrose. » Autant dire que la guérison est longue, difficile, et qu'elle laisse toujours des traces.
Mais ce qui frappe, ici, c'est l'humour, si rare chez les idéalistes. Et la lucidité aussi. Révolté dès
l'enfance, témoin, dans ses Abruzzes natales, de l'atroce spectacle du pouvoir des riches et de la détresse des pauvres, il s'interroge : « En vertu de quel destin, mérite ou névrose, accomplit-on un beau jour le choix décisif, devient-on rebelle ? Quelle est l'origine de cette irrésistible intolérance à la résignation, de cette incapacité d'endurer l'injustice, fût-elle infligée aux autres ?... Et cette fierté qui rend les persécutions préférables au mépris ? Peut-être personne ne le sait-il. »
L'opium du peuple. Lui en sait, en tout cas, suffisamment sur les mécanismes humains pour n'être dupe ni de lui-même ni des autres. Et l'auto-justification passionnée qu'il donne de sa seconde rébellion — celle qui le dressa contre la dictature du Parti — ne tend jamais à le hisser en « grande conscience » au-dessus de ses anciens camarades. Il n'était pas meilleur. Il était différent. La critique de Silone est radicale, cependant. Il ne conteste pas seulement les moyens communistes, mais aussi les fins, ces sociétés totalitaires où le marxisme est devenu l'opium du peuple.
Rappelant la phrase d'un écrivain soviétique rapportée par Sartre : « Quand régnera le bien-être pour tous, alors commencera la tragédie de l'homme, sa finitude », il s'écrie : « L'écrivain soviétique, pour être plus précis, aurait dû dire : « Alors commencera la tragédie publique du marxisme. »
Mais c'est sans larmoiements humanitaires qu'il livre ses réflexions sur l'avenir des sociétés industrielles, de l'Est comme de l'Ouest, maintenant que le bien-être pour tous entre dans la sphère du possible. Que signifie, aujourd'hui, le progrès ? Qui peut prétendre que la classe ouvrière soit épargnée, ici ou là, par le culte universel de la force et de la technique ?
Quel peut être le sens de la lutte pour ceux qui ne se contentent pas de boire et de manger, aussi assurée que soit l'opulence dans laquelle ils vivent ?
Ignazio Silone répond simplement : « La qualité d'une organisation politique ne dépend pas de la production, de la consommation ou de l'éducation publique, elle dépend essentiellement du genre de rapports qui s'établit entre les hommes. »
L'espoir. Et c'est là que doit se situer la légitime recherche du bonheur. Aucun ordre public n'éliminera jamais la douleur de la vie personnelle, mais, un jour, les rapports humains s'inscriront dans des communautés libres et saines, entre individus responsables. L'autoritarisme et la contrainte auront disparu. Si ce n'est une certitude, c'est du moins un espoir — son espoir. Le chemin sera long, les conflits ambigus, mais c'est la véritable et la seule perspective « progressiste » à ses yeux.
Dans le présent désert de scepticisme ou de cynisme, la voix de Silone est une source à laquelle chacun peut se désaltérer, mais sans oublier d'entendre son conseil : « Pour comprendre une société, il faut commencer par ne pas s'y sentir étranger. »
F. G.