« La Guerre est finie » d'Alain Resnais
Un homme crie. Comme on crie aujourd'hui. A voix basse. A voix lasse.
Il crie qu'il n'en peut plus et que, pourtant, il continuera. Il continuera de passer et de repasser la frontière espagnole avec de faux passeports, continuera de faire briller les yeux des jeunes femmes parce qu'il est révolutionnaire professionnel au lieu d'être ingénieur ; il continuera d'organiser à Barcelone ou à Madrid des grèves qui ne se produiront pas ; il continuera de voir tomber ses camarades entre les mains de la police jusqu'à ce qu'il y tombe lui-même ; il continuera d'être permanent du Parti Communiste 800 Francs par mois ; il continuera d'obéir aux instructions des chefs ; l'organisation en exil qui fomentent, dans les H.L.M. d'Aubervilliers, des révoltes hypothétiques dans une Espagne qui n'existe pas...
Il continuera parce qu'il faut bien que les hommes brûlent. Comment vivre de sang-froid ?
Teruel. Mais la guerre est finie. La malheureuse Espagne, l'Espagne héroïque, l'Espagne bonne conscience lyrique de la gauche, il en a pardessus la tête. C'est un mythe. Dans l'Espagne réelle, quatorze millions de touristes vont passer leurs vacances.
Ce n'est ni celle des exilés, ni celle des étudiants marxistes français qui prétendent lui enseigner la « situation objective de l'Espagne », ni celle des intellectuels qui montent les pièces de Lorca. Assez avec Lorca. Les femmes stériles et les drames ruraux, ça suffit comme ça. Et la légende aussi, ça suffit, comme ça! Il n'a pas été à Verdun, lui, et il n'a pas été à Teruel, ni sur le front de l'Ebre. Et ceux qui font des choses en Espagne, des choses vraiment importantes, n'y ont pas été non plus. Ils ont 20 ans, et ce n'est pas notre passé qui les fait bouger, c'est leur avenir. L'Espagne n'est plus le rêve de 36, mais la vérité de 66, même si elle semble déconcertante.
Trente ans ont passé, et les anciens combattants l'emmerdent. La guerre est finie.
Voilà ce que l'homme crie, à voix basse, à voix lasse. Et ce cri est comme une longue note coulée autour de laquelle s'organisent les mouvements d'une symphonie dont les ondes se propagent, frappent les yeux, atteignent le cœur, baignent l'esprit. Alors, après le film, il faut longtemps, longtemps, pour que leur vibration s'apaise.
Ce prisonnier lucide d'une résille d'illusions, comment le laisser derrière soi dans la salle avec son destin ? Nous savons bien qu'il continue de vivre. En ce moment peut-être, il passe une fois de plus la frontière, à Hendaye ou à Perpignan, dans la voiture d'un Français du réseau. Et si ce n'est lui, c'est son frère en clandestinité. Cette nuit peut-être, il courra derrière les chefs de l'organisation, de pavillon de banlieue en H.L.M., de camarade en camarade, pour leur dire qu'il faut retenir Juan à Paris, qu'Andrès a été arrêté, qu'il faut prévenir sa femme...
Et puis, il arrivera à l'improviste chez sa douce maîtresse au visage meurtri par l'angoisse de chaque jour (Ingrid Thulin), et il plongera dans l'oubli de ce corps tendre. Ou bien il se couchera en passant — il faut bien coucher quelque part — sur l'une de ces stupides étudiantes parisiennes au sexe chaud et au regard froid, que l'action politique excite comme l'alcool, et qui transportent des pains de plastic dans la voiture de papa pour faire sauter les hôtels en Espagne, histoire de décourager les touristes (Geneviève Bujold).
Mais que ferait-il s'il renonçait ? Que ferait-il privé du pain tonique de l'action, de l'eau pure de l'espoir ? Que fait l'auteur du scénario de « La Guerre est finie », Jorge Semprun ? Il crache sa vie et celle de ses camarades dans ce film fiévreux auquel Alain Resnais a su donner la double dimension de la simplicité et de son esthétique personnelle.
Tout ce que fait Resnais semble procéder de la même démarche : il capte une voix — celle de Robbe-Grillet dans « Marienbad », de Marguerite Duras dans « Hiroshima », de Jean Cayrol dans « Muriel », de Jorge Semprun ici — et il l'intègre dans une orchestration qui soutient le thème et l'exalte. D'où le renouvellement constant d'une œuvre qu'il ne puise pas, comme Godard, à sa seule source. Il est toujours présent, mais en contrepoint.
Fou de beauté. Il lui fallait, cette fois, s'accorder à la cadence d'une histoire serrée dans le temps, et tendue comme la trajectoire de son héros à travers Paris. Il l'a trouvée. Son style a la respiration chaleureuse de celui qui parle, avec ses périodes lentes et, parfois, l'accélération de la pensée qu'il projette parfois très vite en une série d'images flottant sur le récit. C'est, à chaque seconde, du Resnais, c'est-à-dire de l'art. Le contraire du cinéma- document, du cinéma-reportage, du cinéma débraillé. Dans le miroir qu'il promène au bord de la route, la vérité se reflète, transmuée en beauté parce qu'il est fou de beauté et qu'il a ce don si rare de la voir partout où elle est.
Si Yves Montand est bon ? C'est bien la dernière question qu'on se pose. Il est.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Cinéma