Sur la maladie de Pompidou, qu'il savait mortelle, à l'instar des journalistes. Relate un dîner modain où le Président annonce être en mesure de terminer son mandat. Rapporte ses derniers moments en tant que Président. Tente d'expliquer le combat contre l
Au dernier Conseil des ministres, Georges Pompidou affirmait encore qu'il terminerait son septennat. Pourtant, raconte Françoise Giroud, il savait depuis longtemps sa maladie mortelle.
Le repas, plantureux comme à l'accoutumée, précédé de Champagne, s'achevait sous les stalactites de la blanche salle à manger. Chacun avait noté que le président de la République s'était servi deux fois d'un riche entremets nappé de sirop. On savait qu'il avait le goût des choses de la vie et que sa fonction ne lui permettait plus d'en savourer beaucoup, hors les plaisirs de la table.
Mais chacun se disait à part soi : « Est-il possible qu'un homme gravement malade manifeste un tel appétit ? Il y a de quoi grossir, assurément. »
Son propos était alerte, sa mémoire intacte, il racontait des anecdotes, récitait du Mallarmé, un œil rieur et l'autre froid comme toujours. Puis, se soulevant de son siège en prenant appui des deux mains sur la table, il indiqua, le café pris, que le moment était venu de se lever.
Dans le brouhaha des chaises que l'on repousse, quelqu'un l'a-t-il remarqué ? Le Président est retombé sur son siège. Le mien se trouvait à côté.
« Ces chaises sont incommodes, dit-il. N'est-ce pas ? »
Nos regards se sont croisés. J'ignore ce qu'il a lu dans le mien. Il eut un mot courtois et, enfin, fut debout. Quelques paires d'yeux observèrent sa démarche laborieuse, comme elles avaient observé son assiette, et la déformation flagrante de ses traits.
C'était odieux, il faut bien le dire. Odieux pour lui, avant tout. Car, sous le dialogue parlé, enjoué, on entendait le non-dit qui s'échangeait entre les convives et l'homme écorché, chair douloureuse, nerfs à vif, pudique, résolu à se maintenir dans un secret opaque, rageant de n'y pas parvenir entièrement et défiant chacun d'oser le percer.
Pour moi, j'avais peu à percer. Nous étions renseignés sur le nom et la nature de la maladie sans merci qui détruisait lentement Georges Pompidou. Le délai... Il appartenait au destin. Quant aux intentions du Président... Comment n'aurait-il pas cherché à aller jusqu'au bout de son mandat ? Lorsque la flamme est encore vive, la révolte de l'homme qui doit mourir et qui le sait est si profonde que, quoiqu'il souffre dans sa chair, il ruse en esprit avec la vérité. Fixer sa proche échéance, à court terme, est inhumain. Hors de portée humaine.
Le silence. Georges Pompidou n'était pas stoïque. Il était courageux. Il n'allait pas, plus qu'un autre, prononcer sa propre condamnation en se retirant des Affaires alors qu'il se jugeait capable de les conduire encore, et mieux qu'un autre.
L'était-il ? Autour de lui, on préférait, à l'évidence, ne pas se poser la question pour n'avoir pas à y répondre. La souffrance physique n'est pas, chacun a eu à l'éprouver, la meilleure conseillère, les corticoïdes à haute dose et les puissants analgésiques non plus. Quelle que fût la fermeté de caractère du Président, comment n'en aurait-il pas été altéré à la longue, et ses décisions, sa vision de l'avenir, ses jugements affectés ?
Au dernier Conseil des ministres, celui du mercredi 27 mars, assis de biais à cause de cette prétendue « lésion bénigne » qui annonçait une nouvelle étape de son délabrement physique, pouvant à peine marcher, il en était à dire, la voix voilée, faisant une rapide allusion gênée à la rude épreuve qu'il endurait : « Même si cela doit en embêter certains, je suis encore là pour deux ans. » Propos d'un homme qui s'accroche non pas au pouvoir mais à la vie. Deux ans... Il lui restait cinq jours.
Qui cela eût-il « embêté » qu'il demeure en place ? Il n'avait suscité ni passions violentes ni haines inexpiables. Ceux qui pouvaient prétendre à sa succession n'étaient certes pas plus pressés qu'il ne l'était lui-même lorsqu'il avait fait, en janvier 1969, acte de candidature, alors que le général de Gaulle était encore au milieu de son second septennat.
Simplement, l'un ou l'autre avouait en chuchotant, lorsqu'il était assuré qu'il pouvait faire confiance à son interlocuteur, que le Président n'était plus le même. Que la situation ne pouvait pas se prolonger longtemps sans danger.
« Quand M. Pompidou ne sera plus en état de diriger la France, je le lui dirai, assurait un ministre. Il n'y a que moi qui puisse le lui dire... »
Mais chacun savait qu'il ne dirait rien, jamais, parce qu'il se fût exposé à avoir, symboliquement, la tête tranchée.
Et nous, journalistes, que devions-nous dire de ce que nous savions ? Dix fois, nous nous sommes interrogés sur ce qu'il fallait publier. Notre devoir étroit n'était-il pas de passer outre à la répugnance des Français, et par conséquent de nos lecteurs, à percer l'intimité d'un homme et de son corps souffrant ? Dix fois, nous avons reculé. Y compris les premiers jours de février dernier, après avoir appris que Georges Pompidou était désormais à la merci d'accidents de plus en plus fréquents dont l'un serait, un jour, mortel. Qu'il était entré dans la dernière phase de sa maladie. Nous le savions avec certitude. Mais lui, le savait-il ? Et sa femme ? Après un débat, notre décision collective fut de garder le silence sur ce que nous étions seuls, je crois bien, à pouvoir écrire cette semaine-là.
Quant aux amis personnels de Georges et Claude Pompidou, ils n'eurent même pas à s'interroger sur la discrétion qu'ils convenaient d'observer. La santé du Président, sujet tabou, n'était jamais abordée, ni à l'Elysée, ni quai de Béthune, ni à Cajarc, ni à Brégançon, ni à Orvilliers.
Plus d'amis. Peu d'hommes avaient été plus radicalement transformés par le pouvoir que Georges Pompidou. Par le pouvoir suprême. Entre le professeur, le banquier et le Premier ministre, il n'y avait eu qu'évolution. Il s'était poncé, verni, lustré, parisianisé. Entre le Premier ministre et le président de la République, il semblait qu'un gouffre s'était creusé. Qu'il avait une conscience constante de sa fonction et de la distance qu'elle lui imposait.
Il n'est pas certain que, passé la première joie d'entrer en maître à l'Elysée après avoir, selon son expression, « bu jusqu'à la lie le calice d'être toujours le second », il n'y ait pas perdu en même temps que la santé l'abandonnait, le bonheur d'être.
Il n'avait plus d'amis. Seulement des sujets.
Après une projection organisée à l'Elysée, où un film sur le peintre Vasarely avait été projeté, la femme d'un industriel connu se fit vertement rabrouer lorsqu'elle dit :
« Moi, Vasarely, je n'aime pas tellement...
— Quand on ne sait pas de quoi on parle, on se tait... » grommela le Président.
Trois seulement de ses « amis d'avant », des jours heureux, continuaient à l'appeler par son prénom. Deux s'obstinaient à le tutoyer. Priés à dîner après qu'un communiqué médical — le premier — eut fait état d'une « grippe », personne n'osa même s'enquérir de sa santé.
Les dîners privés hebdomadaires, auxquels, en d'autres temps, il avait pris tant de plaisir, s'étaient d'ailleurs sensiblement espacés. Les soirées, écourtées, commençaient à 8 heures et s'achevaient à 10.
C'est un déjeuner qu'il donna pour le maître de ballet George Balanchine, à la veille de son départ en Union soviétique. Depuis, Mme Pompidou ne répondait plus au téléphone. Ne rappelait plus lorsque l'un ou l'autre de ses amis laissait un message... Ils apprirent, comme tout le monde, la mort de Georges Pompidou par la radio, mardi soir.
Ce soir-là, chez Maxim's. La dernière nuit du président de la République, passée quai de Béthune, après qu'il eut été ramené en ambulance de la campagne, c'est son conseiller politique, Pierre Juillet, qui fut là. Dès la fin de l'après-midi et au-delà de 2 heures du matin. Six heures d'entretien.
La veille au soir, averti depuis Orvilliers que l'état du Président s'était gravement altéré, Pierre Juillet avait passé une partie de la nuit avec Jacques Chirac chez Pierre Messmer.
Il semble bien que l'on puisse dire ce qui paraît positivement incroyable : personne — personne — ne tenait directement de Georges Pompidou, président de la République en exercice, possédant un pouvoir quasi absolu, atteint d'une maladie mortelle et le sachant, une confidence, un aveu.
Comme si le secret, à être enfoui, pouvait être oublié par le Destin qui attendait Georges Pompidou, un soir d'avril, pour trancher, dans sa 63e année, le fil de sa vie.
Ce soir-là, vers 22 heures, chez Maxim's, à Paris, où se trouvait Pierre Salinger, un maître d'hôtel passa de table en table pour avertir les dîneurs. « Le président de la République est mort. » Il y eut des « Ah ? » Et, au son de l'orchestre, la soirée continua. Quelqu'un en fut choqué et le dit. Salinger. Il est américain.