A propos du portrait de Pompidou tracé par Charles de Gaulle dans ses Mémoires.
PAGE 112
FRANÇOISE GIROUD
Ne cherchez pas. Il est à la page 112.
Le portrait de M. Georges Pompidou tracé à la pointe sèche par le général de Gaulle se trouve à la page 112 du tome inachevé des « Mémoires d'espoir », qui vient de paraître.
Il ne contient rien qui soit de nature à offenser l'intéressé. Rien non plus qui soit pour l'affermir.
Nous sommes à la fin de 1962. « Il convient, écrit le Général, que l'activité officielle rende moins manifeste au jour le jour le rôle du chef de l'Etat (...), mais qu'elle comporte de ma part la décision quant à l'essentiel. Georges Pompidou m'a paru capable et digne de mener l'affaire à mes côtés. »
Suivent quarante-sept lignes où sont exposées « les ressources variées de sa personnalité ».
On songe au mot du berger de la fable : « Tout mon secret consiste à choisir de bons chiens. »
On songe aussi qu'un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. M. Pompidou est à l'Elysée, et le général de Gaulle dans sa tombe. C'est toujours la vie qui gagne.
Est-ce pour donner du corps à quelques pages déguisées en volume ? L'éditeur offre en prime le fac-similé de feuillets manuscrits ; parmi eux, celui où il est précisément question de M. Pompidou. Il apparaît que les ratures, abondantes ailleurs, sont rares à cet endroit du texte. Un appui confiant transformé en appui cordial, quelques mots barrés...
On ne résiste pas à y regarder et, en même temps, on se sent dans la situation de quelqu'un qui fouillerait les corbeilles à papier. Ignoble.
Le portrait se situe très exactement au milieu du volume, et constitue évidemment le caviar de ce sandwich. En a-t-on goûté les grains, on peut négliger ce qui l'entoure, discrètement, comme on fait dans les buffets. Depuis que les livres se vendent massicotés, il n'est même plus nécessaire d'en couper les pages pour faire croire qu'elles ont été lues.
La coïncidence est piquante entre la publication de ces « Mémoires » posthumes et celle du récit que fait André Malraux de son ultime entretien avec le Général.
L'entretien, c'est de Gaulle raconté à des adultes sophistiqués qui ont la moitié de leur vie derrière eux et la mémoire toute bruissante encore de l'histoire d'un siècle dont ils ne verront peut-être pas la fin.
Les Mémoires, c'est de Gaulle raconté au bon peuple de France pris à son échantillon le moins développé. Le livre est écrit gros, comme on dit d'un acteur qu'il joue gros. On s'étonne presque de ne pas trouver, toutes les trois ou quatre pages, un résumé de quelques lignes, à apprendre par cœur pour bien se le mettre dans la tête.
C'est ce que Malraux appelle pudiquement « une simplification romaine des événements ».
Tout paraît simple, en effet. Il suffit que de Gaulle l'ordonne, et la Constitution change, le franc se stabilise, l'Université s'ouvre à la participation. « C'est un changement miraculeux. »
Certes, tout cela ne va pas sans combat contre la coalition des méchants, qui, toujours ressuscités comme dans les feuilletons, « s'appliquent à faire en sorte que l'essor s'arrête et que reprenne le déclin ».
C'est un trait surprenant mais constant du général de Gaulle que d'attribuer des motifs bas, voire sordides, à ceux qui se sont opposés à lui, et de nourrir à leur endroit une vindicte tenace. En appuyant ce trait dans ces « Mémoires », il dessine en quelque sorte sa propre caricature.
Ses premiers lecteurs s'en sont affligés comme d'une erreur qu'il eût corrigée s'il avait relu son texte. Mais il se peut bien qu'au contraire il ait su à merveille ce qu'il faisait. Le héros, seul contre tous, triomphant de la meute, c'est autrement excitant, pour les imaginations sous-développées, que le chef d'une majorité politique.
Passe-t-on de cette version de Zorro à l'entretien avec Malraux, tout change. « Les historiens modernes s'imaginent que l'on peut faire ce que l'on veut quand on est au pouvoir, dit-il. Et je ne suis pas parvenu à faire construire aux Halles des édifices convenables. »
Puis il ajoute : « Mais j'ai voulu ressusciter la France et, dans une certaine mesure, je l'ai fait. Quant aux détails, Dieu reconnaîtra les siens. »
Et le lecteur reconnaîtra de Gaulle. L'autre de Gaulle. Le vrai ? Nous savons bien que cela ne veut rien dire. Qu'il y en aura autant que de regards posés sur lui. Mais, du moins, vrai ou faux, celui-là est baroque.
Personne ne l'a pris plus au sérieux que Malraux, mais c'est l'amidon de la révérence qui n'y est pas. Alors surgit un personnage qui n'a pas l'intensité dramatique, la tension du De Gaulle de Claude Mauriac — et peut-être pas non plus son authenticité — mais qui a le privilège de dire à la fois du De Gaulle et du Malraux. Une combinaison lyrique-cynique-humoristique des plus brillantes.
L'entretien n'en est évidemment pas un. C'est une pièce de théâtre. On pourra la jouer un jour. Un écrivain qui se juge grand et qui a la simplicité de le dire s'entretient avec un homme de l'Histoire. Témoin : un chat. Dehors, il neige.
Les deux personnages brodent tour à tour, en termes excellents, sur le thème : « S'il faut regarder mourir l'Europe, regardons-la. Ça n'arrive pas tous les matins. »
Voilà le lecteur dans l'intimité du Grand Ecrivain et du Grand Homme. Comme il risque d'être intimidé, le Grand Ecrivain le prend très vite par la main avec ce don qu'il a de dire à n'importe qui : « Vous vous souvenez quand Thucydide raconte... » comme s'il s'agissait du corbeau sur un arbre perché. Et on se met à croire que l'on se souvient. Aussi bien, Thucydide n'a peut-être jamais rien raconté de tel, allez savoir, mais quelle importance...
Brigitte Bardot traverse la scène, et les chats d'Azincourt, et Jacqueline Onassis, et Napoléon, et la maîtresse de Che Guevara. Tiens, revoilà M. Pompidou. « Pompidou, dit de Gaulle, pensait qu'il faut toujours faire déjeuner les gens ensemble. Avait-il tort ? J'ai invité Adenauer, que je ne connaissais guère : vous faites manger le même gigot à des gens qui se détestent parce qu'ils ne se connaissent pas, et ça les transforme en moutons. »
L'entretien est une pièce avec beaucoup de figuration. Chatoyante. Ainsi on oublie que les deux hommes ne parlent, à la fin, que de la mort. De leur mort. Et de celle de la France, qui doit inéluctablement s'ensuivre. Pendant un bref entracte, Mme de Gaulle est priée d'apporter dans cette fugue le contrepoint de la frivolité féminine. Tout cela est d'un virtuose de l'art dramatique. Mais, avec de Gaulle, quel interprète !
Les deux hommes se séparent. C'est fini. Quel est ce parfum subtil qui vous poursuit ? C'est l'odeur funèbre des bouquets de. mots qui se délitent sur les tombeaux.
F. G.