« Mourir à Madrid » de Frédéric Rossif et Madeleine Chapsal, conte la guerre d'Espagne.
La guerre d'Espagne, ou la trahison de la gauche par elle-même.
« Mourir à Madrid », film de Frédéric Rossif et Madeleine Ghapsal.
La commission de censure s'est prononcée à l'unanimité moins une voix pour autoriser la projection publique de « Mourir à Madrid ».
Le président de la commission aurait dit : « Que voulez-vous... Ce ne sont pas mes idées, mais c'est de l'Histoire... »
Parole d'honnête homme. Mais dans le climat où nous sommes, on arrive à en être surpris.
Alors, sortira ? Sortira pas ? Vendredi, c'était oui, à la date prévue, c'est-à-dire cette semaine, le ministre (de l'Information) est d'accord. Lundi c'était non, pas tout de suite, un jour peut-être, le ministre (des Affaires étrangères) n'est pas d'accord. Les Espagnols, savez-vous, sont gens si susceptibles !
Mardi, c'était oui mais. Et les directeurs du cinéma Publicis décidaient de remplacer « Mourir à Madrid » par « La Baie des Anges » en attendant que soient effectuées les coupures demandées par le Quai d'Orsay au nom de la diplomatie du Roi, et que tout le monde s'entende. Mercredi, le ministre (de l'Information) s'engageait formellement à autoriser ultérieurement la diffusion du film, amputé de quelques phrases. Et le ministre (de la Culture) se voyant tiré d'un mauvais pas.
La guerre d'Espagne, en effet, a déjà fait l'objet d'un film, « L'espoir », dont l'auteur se nommait André Malraux. Il serait fâcheux que devenu membre du gouvernement de la France, il soit contraint de déclarer publiquement qu'il a inventé tout cela et que la guerre d'Espagne n'a pas eu lieu.
« L'Espoir », il est vrai, était demi-fiction, reconstitution d'un épisode de la guerre civile : la bataille de Teruel. C'était un film lyrique.
Plaie privilégiée
« Mourir à Madrid » n'est pas une œuvre d'art, irriguée de sang encore frais et de l'émotion particulière d'un écrivain. C'est un film simple, comme ce qu'il raconte : l'assassinat d'un peuple, par son Armée et par son Clergé ; tel qu'il fut enregistre par les témoins de l'époque, opérateurs d'actualités, journalistes, opérateurs de radio.
Et l'on s'aperçoit que malgré tant d'horreurs vécues depuis, jusque sur notre propre terre, jusque dans notre propre chair, la guerre civile espagnole est demeurée plaie ouverte, plaie privilégiée au flanc de notre génération. Peut-être parce qu'il ne s'agissait pas, pour les forces en présence, de défendre ou de conquérir des territoires, mais de faire triompher une idée de l'homme dans ses rapports à la société, aux pouvoirs, à la religion, à lui-même.
C'était une guerre politique, où les combattants n'étaient pas « appelés sous les drapeaux » en vertu de décisions prises en dehors d'eux, mais où chacun était maître de choisir son camp et son adversaire.
Guerre pure, démaquillée, sans mascarade ni comédie patriotique. Personne ne menaçait le sol de l'Espagne. C'était la propriété qui était menacée, et le règne de vingt mille familles sur vingt millions d'hommes qui demandaient pain, paix et liberté. Un fol espoir leur avait été donné de les recevoir enfin, parce que la République avait été votée par surprise, parce que le Front Populaire avait, aux élections, réuni la majorité absolue des suffrages au Parlement.
La Légion Condor
C'est alors qu'un général de 42 ans, Francisco Franco, qui s'était déjà distingué en matant une révolte de mineurs dans les Asturies — 1.500 tués, 50.000 ouvriers emprisonnés — prit, le 18 juillet 1936, la tête de la rébellion contre la République et souleva cinquante garnisons. Pour rétablir l'ordre. Son ordre.
Le fait est qu'il y parvint.
Comment « Ici, disait Saint-Exupéry, on fusille comme on déboise. »
Les quinze premiers jours, il y eut deux cent mille morts. Et la guerre civile dura plus de trois ans.
D'un côté, il y avait l'Armée, qui se battait au cri de « Vive le Christ-Roi, vive la mort, à bas l'intelligence ! » Il y avait l'Eglise qui, par la voix de ses prélats, déclarait : « Bénis soient les canons si dans les brèches qu'ils ouvrent fleurit l'Evangile ! » Seuls, les prêtres basques en jugèrent autrement. Franco les fit exécuter. Il y avait les armes et les divisions fournies par l'Italie fasciste. Il y avait la Légion Condor, élite de l'aviation allemande, fournie par Hitler. Il y avait une vision claire et nette de ce que l'on voulait : maintenir le peuple dans les ténèbres de la misère, de l'ignorance ; de la peur, d'où il menaçait de sortir.
A genoux
Le 31 décembre 39, Franco vainqueur, déclarait : « L'Espagne doit être chrétienne, grâce au rachat par le travail accompagné de repentir et de pénitence. Celui qui pense autrement est un inconscient et un traître. »
De l'autre côté, il y avait ce peuple que, de tous les coins du monde, des hommes libres étaient venus rejoindre dans un formidable élan de fraternité, de solidarité humaine. Mais se bat-on avec des sentiments contre des avions, avec de la générosité contre des fusils ? Oui, on se bat. Mais à la fin, on est vaincu.
Tout de même... Il fallut trois ans pour réduire ce peuple, pour le briser, pour lui arracher l'âme, pour le mettre à genoux. Il y est encore. L'ordre règne à Madrid.
Pourquoi cet ordre-là nous est-il blessure, pourquoi une génération entière a-t-elle mal à l'Espagne, pourquoi ce film est-il infiniment plus poignant et d'une certaine façon plus actuel que d'autres récits plus proches de nous dans le temps ?
C'est, je le crois, parce qu'il met à nu, volontairement ou pas, la classique trahison de la gauche par elle-même. Comme si le commandement, la discipline, la hiérarchie dans les objectifs, la cohésion dans l'action, lui étaient, par dogme, interdits. Comme si un chef avait toujours, à gauche, à se faire pardonner de n'être point deuxième classe. Comme si l'on était moins coupable d'envoyer des hommes à la mort, à la défaite, à l'écrasement, à condition que ce soit dans la pagaïe, que de chercher la victoire par l'organisation et l'efficacité.
Comme si la victoire de la gauche, c'était le droit individuel au désordre, et jamais la volonté d'établir un ordre différent de celui de la droite. Comme si l'on ne pouvait passer que par le mépris de l'homme et non par sa libre adhésion.
La haine du bonheur
Tout cela ne vaut pas seulement, hélas ! pour la guerre d'Espagne où le pouvoir de décision était partout et nulle part, où le chef français du Front Populaire fut incapable d'intervenir alors que les chefs fascistes européens volaient au secours de Franco, leur frère.
Tout ce qui grouille dans la France d'aujourd'hui, toute cette tourbe fasciste, intégriste, qui se réclame du Christ pour tuer, qui a le vertige de la mort et la haine du bonheur, on la saisit aussi à l'œuvre dans « Mourir à Madrid ». Chacun verra ce film avec ses yeux à lui, et le moindre de ses mérites n'est pas de forcer la réflexion, dans quelque sens qu'elle s'exerce.
Comment Rossif s'y est pris pour donner l'unité et le tranchant d'un fil tendu à des bouts d'actualités puisées dans toutes sortes d'archives, je ne sais pas. Et puis, c'est secondaire. Ce dont il faut remercier ce technicien diabolique du montage, du bruitage, de toutes les manipulations auxquelles on peut soumettre des morceaux de pellicule, des voix et des sons, c'est qu'à aucun moment son intervention n'est sensible. C'est un travail noble. Le commentaire à plusieurs voix de Madeleine Chapsal à la même qualité supérieure d'élégance. Il habille l'image, l'éclaire, la soutient, l'enveloppe, la prolonge, petites phrases brèves et denses qui ne font jamais bande à part.
Alors, bien qu'il soit profondément, méticuleusement travaillé, « Mourir à Madrid » semble couler de source, comme une larme.
C'est l'anti-spectacle, le contraire du « Jour le plus long », ce n'est pas un grand film : c'est un film grand.