À propos du documentaire « Le joli Mai », réflexion sur la vérité
On se serre les coudes ? Ou on mange le morceau ? On crie que « Le Joli Mai » de Chris Marker est un chef-d'œuvre parce que les positions politiques de l'auteur sont sympathiques, parce que son propos est généreux, parce que son « Cuba si » a été interdit pendant deux ans par la censure, parce que « Le Joli Mai » est parfois impertinent à l'égard du pouvoir ?
Ou on dit ses quatre vérités au cinéma-vérité ?
Parce que « Le Joli Mai » en soi, reportage constitué pour l'essentiel d'interviews enregistrées à Paris en mai 1902, on peut trouver cent façons d'en dire du bien, et cent raisons de lui consacrer une soirée. Il y a ce moment où et cette scène qui et ce plan de ; il y a abondance de moments drôles, savoureux, intéressants ou émouvants.
Seulement, il n'y a rien qui ait valeur de spectacle, et rien — ou presque — qui ait valeur de document. Et c'est l'insigne faiblesse du procédé inauguré il y a quelques années par Jean Rouch avec « Moi un noir » que de vous laisser à la fin à la surface des choses.
La quête de vérité est une torture à laquelle soumettent et se soumettent aujourd'hui tous ceux qui, par le film, ou le théâtre, ou le livre, créent. C'est aussi une exigence générale qui recouvre le meilleur et le pire.
Dans sa forme basse, et pervertie, elle aboutit à la révélation des secrets d'alcôve de Soraya et d'Elisabeth d'Angleterre, à l'appétit croissant de « confessions », de potins, de comérages, d'indiscrétions, dont
la fameuse photo de l'agonie de Pie XII fut l'une des perles.
Dans ses autres formes, l'exigence de vérité, corollaire de la grande peur moderne d'être dupe, multiplie la production et la consommation de Mémoires, de récits historiques, de témoignages.
Voir, au cinéma, le succès des films de montage d'actualités, Tout cela restant, au demeurant, dans le
domaine de la vérité l'actuelle, concrète, rassurante, du deux et deux font quatre.
A quelle heure s'est-il levé, le soleil d'Austerlitz, et d'abord y en avait-il ?
Le « Potemkine »
Aujourd'hui, on ne nous la fait pas. Nous voulons des chiffres, des dossiers, des images qui traquent la vérité. Et puis, quand elle est ainsi cernée, nous croyons la tenir. Nous l'entourons, nous la serrons. Y pénétrons-nous pour autant ?
Pour « Le Joli Mai », Chris Marker a tourné la manifestation de février à Paris, lois des obsèques des morts de Charonne. Il y était. Ses opérateurs aussi. Seulement, sur l'écran, il n'y a rien, rien qui donne un seul instant une vision sensible de ce que fut cette matinée.
Peut-être travaillait-il dans des conditions matérielles difficiles, mais là n'est pas le problème. On ne tourne jamais sur le vif dans de bonnes conditions.
Je dis qu'à partir des récits que les journalistes en firent, un metteur en scène reconstituera un jour, avec des figurants, l'événement, et que s'il sait son art, c'est ce film qui sera « vrai ». Et que si nous pouvions voir aujourd'hui des bandes filmées sur la révolte du « Potemkine », elles seraient moins « vraies » que le film d'Eisënstein,
L'événement filmé directement a une immense valeur.
Quand il est télévisé en direct, fut-il transmis de façon médiocre, parcellaire, menteuse, il est même sans prix parce qu'il vous fait participant, parce qu'il abolit la distance et le temps, parce qu'en suivant sur le petit écran son déroulement, on ne sait pas « comment ça va finir ».
La comédie humaine
Quand il est fixé sur pellicule, c'est un constat, travail d'huissier. Une preuve formelle, parfois saisissante dans sa sécheresse.
Les archives des temps futurs en regorgeront. Il y aura énormément de quoi constater. Mais de quoi comprendre, de quoi appréhender « la » vérité ?
N'est-elle pas plutôt dans l'enquête de Franco Rosi, « Salvatore Giuliano » ?
Voyez l'admirable « Mourir à Madrid ». A partir du même matériel, un autre homme eût fait un autre film qui aurait eu possiblement un autre sens.
C'est une reconstitution sur documents, mais une reconstitution, donc une recréation.
Supposons qu'un Chris Marker du XVIIe siècle ait fait le même « Le Joli Mai » en 1789 : une vingtaine d'interviews, une prise de vue-exploit, à la sauvette, de Louis XVI peaufinant une serrure, des vues panoramiques de Paris, des bribes de conversation, des visages saisis ici et là... Passionnant ? Sans doute. Mais moins que de bonnes vieilles bandes d'actualités sans prétentions sociologiques. Et faux, faux à hurler.
Voilà, dira-t-on, bien des histoires. Un film, même de cette nature, n'est pas forcément destiné à porter témoignage dans les siècles futurs. On vous le montre aujourd'hui. Ces gens qui parlent, qui essayent d'exprimer, dans leur langage propre, leurs opinions, leurs espoirs, l'idée qu'ils se font de la vie, ne vous apportent-ils pas une vérité immédiate qui serait insaisissable, impénétrable par d'autres voies ?
Bien sûr, encore qu'un homme interrogé par un inconnu sous l'œil même discret d'une caméra soit presque toujours un peu en représentation.
Le prêtre ouvrier de Chris Marker échappe à cette règle. Le professeur aussi. Mais ils ont visiblement réfléchi à ce qu'ils allaient dire. Si leur parole est spontanée, elle exprime une pensée très élaborée. La plupart des autres personnages offrent surtout le spectacle de leur comédie.
Mais la comédie humaine est intéressante justement. Ce que ces gens disent me touche non parce que c'est vrai, mais parce que ça ne l'est pas, parce qu'ils essayent à travers leurs propos de donner d'eux-mêmes une image conforme à ce qu'ils croient « bien ». Leurs contradictions, l'embarras de leur discours, le hiatus que l'on surprend parfois entre l'œil et la parole, ce vernis du visage que l'écran fait craquer, oui, tout cela est intéressant.
Jusqu'à toucher
Mais la télévision m'en offre autant plusieurs fois par semaine. On ne va pas au cinéma pour voir de la télévision. Non seulement on la trouve à domicile, mais les visages et les propos qu'elle livre ont de surcroît l'intérêt majeur d'être « en situation », Ils sont servis chauds, si j'ose dire.
Mme. Grimau, vendredi dernier ou dans un an, n'a pas le même potentiel d'émotion. En ce moment, nous sommes à son égard en état d'extrême sensibilisation. Pour combien de temps ? Il se trouve en outre que Mme. Grimau est à la hauteur de son drame et de son personnage, qu'elle est immense, qu'elle rayonne.
Alors, elle apporte un élément supplémentaire à la « vérité » de Grimau. Il devient, aussi, le mari de cette femme et il en reçoit plus de lumière.
Il faut bien voir ce qu'il y a, d'ailleurs, de vertigineux dans cette débauche de « vérité » qui a saisi notre époque, et aussi d'équivoque.
Aussi longtemps qu'il s'agit d'explorer, de dévoiler les autres, tout est permis ou presque.
Nous ne nous étonnons même plus de pouvoir regarder ce que l'œil humain ne perçoit jamais, en fût-il très proche : un visage, en gros plan, inscrit dans un rectangle. Certains tableaux de Picasso ou la déformation de la face fait hurler les braves gens sont infiniment plus près de la vision qu'ils auraient d'un visage s'ils s'en approchaient jusqu'à le toucher, que d'un beau gros plan bien cadré. Faites l'expérience, si vous n'y croyez pas.
C'est l'autre
Nous admettons tranquillement qu'un être humain ait déjà physiquement deux vérités, l'une dans notre œil, l'autre sur l'écran. Nous regardons, impavides, ces visages se crisper, se défaire, trahir l'angoisse, la suffisance, la noblesse, ou le tumulte intérieur. Les mêmes qui ne supportent pas les courses de taureaux et qui ne se permettraient pas de regarder par le trou d'une serrure se livrent, avec bonne conscience, à ce vol, à ce viol, à cette irruption dans l'autre.
Nous en sommes tous là. Et puis, bien sûr, on se dit que l'autre est consentant, ce qui est une mauvaise excuse. L'autre se laisse surprendre à dire des bêtises ? Nous rions. Nous ne sommes pas bêtes, nous ; c'est l'autre. L'autre est saisi dans une posture ridicule, dans une situation gênante, il s'empêtre dans ce qu'il dit ? Nous nous esclaffons. Nous ne sommes pas ridicules, nous. C'est l'autre. Nous pouvons tout entendre, tout avaler (et, de plus en plus, tout lire) puisque « c'est vrai », et que ça dévoile l'autre, pas nous.
Dès que nous sommes concernés, les résistances surgissent et c'est normal. Mais — pour rester dans le domaine du cinéma — un spectacle ne concerne que s'il est construit dramatiquement, s'il provoque une identification aux personnages.
Prenez « Les Abysses ». Pourquoi ce film est-il terrible ? La relation ambiguë du maître et de l'esclave, ce n'est tout de même pas, aujourd'hui, une révélation révolutionnaire. Imaginez que deux bonnes tuent demain leurs patrons, que « Cinq Colonnes » ou Chris Marker se penchent sur elles et enregistrent leur récit. On dirait : « Comme c'est intéressant », « France-Dimanche » achèterait leurs Mémoires et tout le monde irait, serein, persuadé de savoir, sur ce drame, la sainte vérité, décernant des bons et des mauvais
soins aux patrons ou aux bonnes, non concerné.
De quoi avoir peur
Seulement, la même histoire, dans « Les Abysses », impossible de la prendre avec ce beau détachement,
Parce que, précisément, c'est « une histoire », parce que les personnages y sont en situation, parce qu'ils ne racontent pas : ils agissent et sont saisis au paroxysme de l'action.
Alors, tout ce qui grouille au fond de chaque spectateur d'obscur et de douloureux, qu'il soit maître ou esclave ou, comme tout le monde, l'un et l'autre, que le conflit auquel il assiste lui apparaisse réel ou symbolique, tout se met en mouvement.
Ce n'est pas agréable. Un spectateur sur deux s'insurge, ou se bloque comme une huitre.
Et il confirme ainsi que l'Art seul est intuition de vérité, représentation de vérité quand il ne s'agit pas de constater des faits mais de s'en servir, de leur arracher la peau pour montrer ce qui se passe en dessous.
Cette forme de vérité-là, nombreux sont ceux qui n'ont aucune envie de la regarder parce qu'ils sentent bien ce qu'elle détruit et qu'ils ne voient pas toujours ce qu'elle construit, ou parce qu'ils ont peur d'eux-mêmes et que, franchement, il y a de quoi. Il n'y a même personne d'autre dont on ait lieu d'avoir peur.
Mais ceci est un autre débat.
Le cinéma est encore tout jeune et il demeure un instrument riche à côté de l'écriture dont l'homme se sert depuis le fond des temps pour tenter de se saisir et de saisir le monde dans sa totalité.
Mais ce qu'il nous apporte, dans cette entreprise, nous n'avons même pas commencé d'en mesurer la bouleversante puissance. Le cinéma, c'est un troisième œil. Ce qu'il voit et comment il le voit, il nous faut désormais l'intégrer dans notre univers. Et cela va très vite, et cela entre simultanément, par tous les côtés, dans des millions de cerveaux, et cela fabrique des millions de sensibilités que des siècles de littérature ne suffiraient pas à atteindre.
Alors, c'est sérieux. Alors cela rend à la fois très attentif et très exigeant vis-à-vis de ceux qui en usent à d'autres fins que de « divertir ».
La coïncidence entre plusieurs films de cette nature (parmi lesquels « Hitler, connais pas » dont Michèle Manceaux vous parle ci-dessous) tournés ces derniers mois provoque irrésistiblement la réflexion sur les relations entre l'homme, le cinéma, la télévision et la vérité.
La vôtre ne rejoindra peut-être pas la mienne.
C'est toujours plus compliqué l'on ne croit, la vérité.