L'adaptation de « Lolita » par Kubrick, spectacle obscène.
Un grand roman qui devient du mauvais théâtre, et du bon théâtre qui le reste.
« Lolita » de Stanley Kubrick avec James Mason, Shelley Winters, Peter Sellers et Sue Lyon.
« Doux oiseau de jeunesse », de Richard Brooks, d'après la pièce de Tennessee Williams, avec Paul Newman.
On pouvait craindre que Lolita à Hollywood ne s'enniaisât. Horreur ! elle est devenue obscène. Et, à cette entreprise commercial de corruption de la bonne littérature par le mauvais cinéma, l'auteur, M. Vladimir Nabokov, a complaisamment prêté la main. Sans être sur la paille, que l'on sache, après le succès mondial et justifié de son roman, il en a cependant cédé les droits, il signe lui-même le scénario... Etranges, ces écrivains qui n'ont pas de mots pour dire les méfaits du cinéma en général et de Hollywood en particulier et qui, à la vue d'un chèque, défaillent.
« Lolita » était sans doute un film irréalisable, à moins de trouver dans l'écriture cinématographique une juste traduction de l'écriture romanesque.
Ni M. Nabokov ni son réalisateur Stanley Kubrick (« Le Baiser du Tueur », « Ultime Razzia >, « Les Sentiers de la Gloire », « Spartacus ») n'y sont parvenus. Il semble qu'ils n'aient même pas essayé.
Mornes ébats
Si le héros du livre, Humbert-Humbert, professeur quadragénaire européen, et affligé d'un goût irrépressible pour les petites filles de douze ans, est lui-même le narrateur de ses passions, ce n'est point un artifice de littérature. C'est qu'un tel personnage, totalement étranger aux archétypes masculins, ne peut être vu et compris que de l'intérieur, il faut entrer avec lui dans son délire pour en admettre la logique et la démarche. Il faut aussi la distance qu'Humbert-Humbert prend à lui-même, la verve qu'il exerce à ses dépens, l'humour avec lequel il s'observe.
Cet homme sait qu'il est dément. Mais il en ressent beaucoup moins de culpabilité que d'ennui devant les contraintes qu'impose la société aux amateurs de nymphettes. Et tout le talent de l'écrivain est que le lecteur de « Lolita » finit par être subjugué par Humbert-Humbert, par voir le monde à travers les yeux d'Humbert-Humbert, le monde et Lolita, « lumière de ma vie, feu de mes reins, mon péché, mon âme, ma brûlante et soyeuse Lolita... ». Lolita l'écolière, 12 ans, 1 m. 48, chaussettes tirebouchonnées, petit corps creusé de fossettes, Lolita, Lottelita, Lolitechen aux bras duveteux. La litanie de l'homme fou, de ses extases, de ses extravagantes ivresses qui le conduisent « au-dessus des tribulations du ridicule, au-delà de la contingence du châtiment » et qu'il récite pendant trois cents pages en la truffant d'une sorte de jubilante autocritique, cette litanie, on ne s'en fait jamais juge. Par le talent de l'écrivain, on est Humbert-Humbert, le temps d'une lecture.
Rien de pareil dans le film, où l'on demeure spectateur, ennuyé et vaguement écœuré, des manèges et sous-entendus grivois entre un monsieur solennel, craintif et mûr, et une jeune coquette fort comestible, en bikini, mèches artistiques et lèvres carminées.
Un Othello et une péronnelle. Mornes ébats. Morne couple.
A la littérature, Nabokov et Stanley Kubrick n'ont pas ou presque pas substitué le cinéma et ses immenses richesses suggestives, mais le théâtre. Et quel théâtre ! Qui joue encore la comédie comme la joue, ici, M. Mason ? Qui oserait encore grimer un personnage de telle sorte que le public le reconnaisse sur-le-champ tandis que son interlocuteur à l'écran, se montre dupe du maquillage ?
On pouvait tourner « Lolita » avec un grain de génie, beaucoup d'esprit, quelque diabolisme, le sens d'érotisme et d'autres interprètes. On peut imaginer des « Lolita » de Bunuel, ou de Welles, ou même d'Hitchcock, diverses mais beaucoup plus proches, fût-ce en remaniant l'histoire, de l'œuvre originale. Au lieu que le laborieux exercice de M. Stanley Kubrick sent la lime et l'huile plus que le soufre.
Et cela est long ! Et cela est bavard ! Et cela est assaisonné, de surcroit, d'un pénible duo entre Humbert-Humbert et la mère de Lolita, jeune veuve volubile et stupide, tracassée par une excessive abstinence.
Lyrisme sudiste
Cette personne, charnue, exhibant sa minaudante concupiscence, cela veut-il être drôle ? Ou satirique peut-être ? J'ignore si les dames insatisfaites des Etats-Unis ont toutes la chasteté aussi agressive. Mais je vous dis que dans le déshabillage le plus vulgaire du plus vulgaire des films français, il y a plus de bon goût et de respect humain.
Il n'est pas indifférent de voir, dans un autre film américain, « Doux Oiseau de Jeunesse », ce qu'un véritable homme de théâtre, Tennessee Williams, a su faire d'un personnage de femme oscillant à la frontière de sa jeunesse.
On sait que l'auteur n'a cependant pas la plume légère. Tout cela sue que le lyrisme sudiste et l'alcool, tout le monde a de l'esprit comme quatre et la plupart des héros sont de pure convention. Là aussi, ce n'est que théâtre, c'est-à-dire succession de scènes où l'action n'avance que par la parole, où les protagonistes sont toujours saisis « en situation », à des moments privilégiés d'un drame ramassé en deux heures. Là aussi, nous sommes à cent lieues du « nouveau cinéma » et seules les ressources de l'art dramatique sont exploitées.
Mais quel mouvement ! Quels interprètes ! Et quel talent déployé par l'auteur et par son réalisateur, Richard Brooks, pour faire passer l'écran à l'étrange relation humaine qui unit un couple terrible, celui que forment un jeune arriviste qui n'arrive pas et une vedette arrivée, mais dans quel état ! Paul Newman et Géraldine Page s'y montrent étincelants.
Ce long cri nostalgique de la pureté et de la jeunesse mérite, lui, qu'on lui consacre une soirée.