L'arme de Régis Debray

Emprisonnement de Régis Debray. FG rend hommage à son combat pour plus de justice sociale.
Régis Debray n'est aucunement responsable de l'agitation sentimentale créée autour de lui. Il ne l'a ni suscitée ni volontairement alimentée. Peut-être cette agitation l'a- t-elle sauvé, d'ailleurs, d'une mort expéditive : « Il tentait de s'enfuir, nous avons tiré. » Gardons-nous donc d'en juger.
Il reste qu'en irritant, elle aura altéré la physionomie publique du jeune universitaire français arrêté le 26 avril par les Boliviens, et dont le procès se déroule en ce moment.
Jamais révolutionnaire n'est apparu davantage comme le protégé d'une classe, et même d'une caste, soudain outrée que l'on puisse traiter un ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de Paris comme un vulgaire paysan bolivien — c'est-à-dire de façon scandaleuse. Mais le scandale qui règne en permanence dans plusieurs pays d'Amérique latine, on s'en était, jusque-là, assez bien accommodé.
Ce n'était pas le cas, justement, de Régis Debray. Il ne s'arrangeait pas du malheur des autres.
Il n'y a pas de situation plus inconfortable, quand aucune issue, aucune action ne vous est offerte pour tenter de diminuer ce malheur. Pour peu que l'on veuille sauver son âme, faire son salut, c'est intenable. Alors, on manifeste, on pétitionne, on milite, on écrit, on filme.
S'il y a quelque chose de comique dans cette façon de s'engager à tout bout de champ, sous tous prétextes et sans danger, aux côtés de ceux qui, à travers le monde, cherchent à le changer, il y a surtout quelque chose de tragique. Pour la jeunesse occidentale intellectuelle — et pour tous les vieux jeunes — la preuve de son inadéquation au monde actuel.
Tout se passe comme s'il s'agissait moins de trouver sa croisade, et de la mener, que d'expulser sa culpabilité. Coupable d'être blanc, coupable d'être rassasié, coupable de vivre en paix, par rapport aux quatre cinquièmes des hommes.
Le drame est que cette culpabilité qui prétend assumer tous les péchés du monde ne puisse jamais — ou presque — déboucher sur une action concrète, efficace. D'abord, on se prend pour Dieu. Ensuite, on se couche. N'y aura-t-il donc personne, en Europe, qui soit capable d'offrir une issue constructive à ce mea culpa généralisé ?
Régis Debray est de ceux qui ont fui l'impuissance bavarde. Qu'il ait eu des raisons personnelles de demander son affectation hors de France, et de choisir le pays révolutionnaire, Cuba, le moins impénétrable à un Latin, c'est probable. Tout homme n'est que « raisons personnelles », et sa personne visible, émergée, n'est jamais que le prolongement de sa vie immergée. Mais le fait est que l'Amérique du Sud offre un terrain d'élection à tous les « coupables » et, plus simplement, que la situation y est, dans la plupart des pays, purement abominable.
Il suffit d'en avoir parcouru quelques-uns pour saisir l'horreur de la coexistence entre une misère moyenâgeuse et les derniers raffinements du luxe technique.
Nul besoin d'être Guevara pour s'insurger devant ce spectacle, pour comprendre que cette situation ne sera pas éternelle et pour éprouver l'envie d'en hâter la transformation radicale.
De Paris, il n'y a aucune chance d'y travailler si peu que ce soit. (Et au nom de quoi serait-il permis à un Français de coloniser, mais non de décoloniser ?) De Cuba, c'est autre chose. Et il est certainement plus exaltant pour un jeune professeur de se lier d'amitié avec Fidel Castro, de vivre intensément l'histoire assez extraordinaire de Cuba et de devenir le théoricien de la Révolution en Amérique latine, que de préparer une classe de petits Français au bachot. C'est plus exaltant — et peut-être moins utile — mais chacun ne vit qu'une fois et, à la fin, pour lui.
Du moins, dans cette façon de vivre pour lui, Régis Debray vivait-il pour le meilleur de lui-même.
Et puis, soudain, le voilà pris dans un piège très cruel. Il ne s'agit pas seulement de la cellule où il croupit depuis six mois. Si pénible qu'elle soit, l'expérience de la prison n'est vaine pour personne qui réfléchisse un peu, surtout quand on la vit avec la certitude d'y être pour la bonne cause. On l'en extirpe, on l'y remet, on lui organise des conférences aux journalistes et aux étudiants, on le réincarcère... Et cela doit être très dur, plus dur, en dépit des apparences, que ne le serait une coupure franche avec le monde extérieur. La coupure, ainsi, ne cicatrise jamais. Ce n'est encore rien. La perspective de passer quelques années dans les cachots boliviens ? Atroce. Mais, pire encore, du moins dans ce qu'il vit en ce moment, doit être le sentiment de sa responsabilité.
Brusquement placé sous tous les projecteurs du monde, cloué sur la scène par les mêmes faisceaux que Che Guevara, chacune de ses déclarations et de ses attitudes compte. Pas ici, mais dans toute l'Amérique.
Lorsque, atteint par la mort de Guevara, il aggrave juridiquement son cas pour dire : « J'étais avec lui... Que le tribunal me fasse l'honneur de me déclarer coresponsable de l'activité des guérilleros en Bolivie », est-ce un geste fécond par son retentissement ? Ou une faute tactique, une exhibition malheureuse, une faiblesse d'intellectuel humilié d'être tenu pour physiquement impropre à la lutte armée ?
Là où il en est, il n'y a d'autre arme que le caractère et le cerveau. Bien sûr, il le sait. Il ne s'agit plus de sauver l'âme de Régis Debray en sacrifiant sa vie aux opprimés, mais de dépasser une aventure individuelle, de lui donner un sens universel pour qu'elle serve ses objectifs : la conquête du pouvoir par les révolutionnaires d'Amérique latine.
Il s'agit, en cet instant privilégié où il attire sur lui la lumière, d'avoir une étincelle de génie politique — ou d'être seulement un homme courageux. Régis Debray connaît trop bien l'Histoire pour ignorer qu'elle se fait d'abord avec des mots.
Fidel Castro, arrêté à Cuba après l'attaque de la caserne de Moncada, fit de sa propre plaidoirie un incendie. C'était un intellectuel bourgeois élevé par les Jésuites.
Ainsi arrive-t-il qu'un jeune homme tienne entre ses mains bien plus que son propre sort. C'est un écrasant cadeau.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express