L'Amour aujourd'hui

Deux films sur l'amour « L'éclipse » d'Antonioni et « Le repos du guerrier » de Vadim
Antonioni triomphe dangereusement et Vadim tient ce qu 'il promet
« L'ECLIPSE », de Michelangelo Antonioni, avec Monica Vitti et Alain Delon.

« LE REPOS DU GUERRIER», de Roger Vadim, avec Brigitte
Bardot et Robert Hossein.

Si cela vous ennuie, dites-le. Il n'y a pas de honte. Personne n'oblige personne à aimer les films d'Antonioni, ni même à les voir, à entrer dans ce jeu compliqué et lent, et à s'y complaire.
D'autant que, cette fois, c'est dur. « Le Cri » « L'Aventura » ? « La Nuit » ? Des westerns, à côté de « L'Eclipse », où le thème constant d'Antonioni, l'attente, l'attente vague et indéterminée de quelque chose de vague et d'indéterminé ne se résout même pas, comme dans ses précédents films, en un cri ou un éclat libérateurs.
Elle a fini de rompre avec son amant. Ce qu'ils se sont dit de pénible, au long d'une nuit blanche, c'était avant le film. Maintenant, ils sont silencieux. Lui, prostré. Elle, nerveuse et lasse. Il faut encore qu'elle réussisse à partir de chez lui.
C'est difficile de partir.
Il l'ennuie comme seul peut vous ennuyer un homme que l'on a cessé d'aimer, et qui souffre. Au-delà de toute expression.
Tout de même. C'est difficile de partir. Enfin voilà, c'est fini.
Elle est seule, vacante, vide. Elle est aussi longue et belle, puisque c'est Monica Vitti. Elle sait se mouvoir, rire, exprimer ce qu'il y aurait en elle de bondissant, de gai, d'avide, si elle aimait. Seulement, l'éclipse a caché le soleil.

S'approcher

Quand les jeunes femmes se retrouvent seules, elles se souviennent qu'elles ont une mère, une amie, une autre amie, elles préfèrent s'ennuyer à plusieurs.
Mais sa mère vit sa propre passion : celle de l'argent. Ses amies ont un homme qui meuble leur existence. Heureuses ? Ce n'est pas le problème. Occupées. Elle, elle est désoccupée.
A la Bourse, où elle va rejoindre sa mère, s'affaire un jeune coq. Elle le connaît depuis longtemps. Mais maintenant, parce qu'elle est disponible, elle le voit, qui crie, qui court, qui jette des chiffres, enfant de chœur qui sert la messe sur l'autel de l'argent pour le compte d'un agent de change.
Elle voudrait s'intéresser à cet étrange ballet que dansent les boursiers. Mais elle n'y parvient pas. Nous non plus.
Le jeune homme est beau, puisque c'est Alain Delon. Surtout, il est là. Et il a un peu envie d'elle. Pas tellement. Elle non plus. Tout de même un peu. Elle aussi. Et puis le soir, seule dans sa chambre, il faut bien avoir quelqu'un à qui téléphoner.
Se passera-t-il entre eux quelque chose qui vaille la peine d'être vécu ? On peut toujours essayer, encore que ce ne soit pas nécessaire. S'approcher. Réduire la distance par des gestes, se toucher, se laisser couler l'un contre l'autre. Et puis voir venir, attendre le soleil.
« L'Eclipse » n'est que le récit d'un entre-amours vécu par une femme d'Antonioni, une de ces créatures à la fois ardentes et tristes, qui attendent.
Rien de plus étranger à l'art dramatique conventionnel qui saisit les personnages en action dans des situations privilégiées, au moment où « il se passe quelque chose ». Des petites scènes, minutieuses, plus ou moins réussies, qui naissent et meurent, sans s'articuler les unes aux autres, et que l'on voit défiler comme des voitures. Elles arrivent, elles approchent, elles ralentissent. Vont-elles vous emmener ? Non. Elles s'éloignent.

Magistral

Pas un spectacle : une chronique, écrite dans un style cinématographique magistral où chaque image a son sens, son contenu, son juste poids d'ombre et de lumière, pour raconter ce qui se passe quand il ne se passe rien.
Pouvait-on mieux y parvenir ? Peut-être pas. Mais à si bien communiquer la vacuité, Antonioni triomphe cette fois dangereusement. Il l'exprime : on l'éprouve.
Il a volontairement « dédramatisé » son film, il l'a épointé, desséché, il a rogné tout ce qui risquait d'accrocher, de distraire, d'entraîner dans un autre mouvement que celui du temps vécu par l'héroïne. Et c'est un temps mort.
Deux heures dans ce désert et l'on suffoque, ou bien l'on s'engourdit, fasciné, comme il arrive qu'on le soit en observant interminablement un insecte.
Si l'expérience vous tente, choisissez bien votre salle. La version projetée aux Champs-Élysées est frelatée par un déshonorant doublage, où des personnages mal accordés à leur voix parlent italien avec leurs mains et français avec leur bouche dans une ville qui n'est d'aucun pays et des décors qui ne sont de nulle part.
L'artifice est d'autant plus éclatant, dès les premiers moments, que le propos de l'auteur est de restituer à l'écran l'insaisissable de la vie.
Pour moi, « L'Eclipse » est le premier film d'Antonioni que je n'ai pas envie de revoir. Il y a, je sais, cette scène qui, et ce moment où, et ce plan de, et encore ceci et encore cela.
Je m'en voudrais de vous décourager. Mais aussi de vous encourager.
« Le Repos du guerrier » a tous les défauts et toutes les qualités qui sont absents de « L'Eclipse ».
Vadim ne surprend pas, il ne prend pas de risque. Il veut plaire ? C'est vrai. Mais il y réussit.
Au roman de Christiane Rochefort, il a emprunté ses héros — une jeune personne de bonne famille, Geneviève, organisée et méticuleuse ; un garçon de nulle part, Renaud, loup solitaire, écorché, méfiant — et les circonstances de leur rencontre.
Autrefois, les histoires d'amour se terminaient par un baiser — étant entendu, qu'ensuite, ils seraient heureux et auraient beaucoup d'enfants. Maintenant, elles commencent par un baiser, étant entendu que le plus difficile vient après.
La descente aux enfers de Geneviève, lentement investie dans sa chair, ce voyage qu'une femme fait jusqu'au bout d'elle-même et de sa vérité, sans quitter ou presque le lit où Renaud ne lui accorde même pas l'honneur de la retenir, c'était l'objet du livre. Ce n'est pas celui du film. Vadim l'amorce seulement et sans doute, a-t-il eu raison d'y renoncer. Il n'y avait là matière qu'à un spectacle d'un genre très particulier.

Vaincu

Quelques plans sont encore, pour mon goût, superflus, où Renaud fait à Geneviève un cours primaire sur le plaisir, sur la vie, sur la mort et autres sujets frivoles.
En revanche, Vadim a traité avec beaucoup de force et d'émotion la relation sadomasochiste qui s'établit dans ce couple où l'on ne sait bientôt plus qui est le prisonnier de l'autre, et la naissance d'un amour tremblant, rageur, frileux, à partir de ce qui ne fut qu'érotisme.
Il y a quelque chose de très rare dans « Le Repos du guerrier » : un homme et une femme qui existent, qui vivent ensemble, qui se meurtrissent, qui se modifient l'un l'autre, et sur lesquels le temps passe, transformant leurs rapports, sans qu'aucun événement extérieur n'intervienne.
Du premier déjeuner où Geneviève craque silencieusement sous son vernis et où Renaud, ironique, la possède de loin, sans la toucher, sans rien dire, jusqu'au dernier plan où il se jette vers elle, vaincu, agenouillé, réduit à aimer cet objet qu'il voulait dérisoire, une femme, c'est entre eux la guerre.
Tout cet aspect du film est beau, coloré, chaleureux, truffé d'images parfois faciles mais parfois somptueuses.
Brigitte Bardot est à son meilleur, violente, perdue, humaine. Elle n'est plus jolie. Elle est belle.
Robert Hossein est probablement le seul acteur français qui pouvait habiter le personnage écrasant de Renaud. Il en a la démarche, la désinvolture, l'insolence, l'odieux, la détresse et enfin le pathétique.
« Le Repos du guerrier » est un film qui racole. Mais ce qu'il promet, il le tient.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express