Sur le nouveau cinéma français. Comparaison entre cinéma français et américain
On ne peut pas faire mieux. Et qui peut en faire autant ?
« Indiscrétions » (« The Philadelphia Story »), de George Cukor, avec Katherine Hepburn, Cary Grant et James Stewart.
« Electre », de Michael Cacoyannis, d'après Euripide, avec Irène Papas.
On se donne l'adresse, on se passe le tuyau, on ne le dira pas à Losey, ni à Audiard, ni à Vadim. Il y a quelque part, à Paris, une salle où l'on passe une bonne soirée. Ce qui s'appelle une bonne soirée.
Le cinéma qui l'a produit aurait de riches perspectives et de prospères bilans devant lui, s'il ne les avait derrière lui. L'auteur et les interprètes de ce film scandaleux auraient un grand avenir devant eux s'ils ne l'avaient derrière eux. Ils se nomment George Cukor, Katherine Hepburn, Cary Grant, James Stewart. Ils ont tourné « Philadelphia Story » en 1942.
Vingt ans après, on ne peut pas faire mieux. Mais cela n'est rien. Qui peut en faire autant ? La comédie américaine des belles années est morte sans postérité, emportant le secret d'une recette qu'aucun cinéma européen ne sut jamais lui dérober.
On sait que, curieusement, le pays de Molière, de Marivaux et de Beaumarchais s'est fait en particulier une spécialité de confondre, à l'écran, le sérieux avec le solennel. Comme si un certain rire n'était pas la chose la plus sérieuse du monde et la plus propre à déboulonner les idoles, à faire craquer les conventions, à décaper le vernis des sociétés.
Le jeune cinéma français a parfois tenté d'échapper au conformisme de la fausse gravité — « Zazie », « Jules et Jim » osaient sourire, et d'un sourire neuf, dégagé des cent années de vaudeville et de théâtre dit de boulevard, où s'est engluée, en France, la comédie cinématographique d'avant guerre.
Libre d'ancêtres, la comédie américaine avait trouvé, en même temps que la perfection technique, son ton, sa cadence, ses interprètes. C'était un phénomène national.
« Philadelphia Story », chef-d'œuvre en son genre, montre aussi, il faut le dire, pourquoi le genre, une fois abouti, a disparu.
C'est une pièce. Une pièce brillante, drôle, cruelle, où le dialogue tient un grand rôle, et qui reste à l'extérieur des personnages. Le cinéma moderne cherche, désespérément, comme tous les arts, la brèche par laquelle pénétrer les personnages, leur tête, leur cœur, leur mémoire, leur mécanique. Il est contemporain d'une époque où l'on a découvert que le langage tel que nous l'entendons et l'employons n'exprime pas la vérité des hommes, leur démarche intérieure, qu'il ne leur permet pas de communiquer, qu'il faut le traduire, le décomposer, pour percer ce qu'il camoufle,
L'anti Ben-Hur
Ce n'est pas une raison pour que le cinéma devienne ennuyeux -— Ionesco, au théâtre, est drôle — mais c'est une raison pour qu'il patauge dans ses recherches. Lorsque ses efforts sont fructueux, cela donne le bon Resnais, le bon Antonioni, et cela enterre, quoi que l'on veuille, le cinéma du passé.
Lorsque la prétention recouvre le vide, le mélo ravaudé à la ficelle fraîche, on a envie de crier : « Grâce ! Rendez-nous nos plaisirs d'autrefois. »
Plaisirs perdus avec bien d'autres que le temps a emportés. D'autres sont venus, d'autres viendront encore.
Mais si l'envie vous prend un soir d'en retrouver le goût dans ce qu'ils eurent, au cinéma, de plus réussi, n'hésitez pas : allez voir « Philadelphia Story ».
« Electre » ne vous procurera certes pas les mêmes.
Ces deux films ont cependant en commun ce qui les sépare, si j'ose dire. Ce sont des produits spécifiques d'une nation, d'une terre, d'une culture, d'une mémoire collective. Et il y aurait beaucoup à réfléchir sur ce caractère national que conserve, comme malgré lui, le bon cinéma, alors qu'il se veut théoriquement, partout, international. Mais cela est une autre histoire.
Bref, qui oserait mettre à l'écran, comme vient de le faire Micliael Cacoyannis, l' « Electre » d'Euripide — ou celle de Sophocle ou celle d'Eschyle — dans une autre langue que le grec, dans un autre cadre que le ciel et la terre où la tragédie « couverte de haillons fut parée de pourpre et d'or », avec d'autres figurants, engouffrerait sans doute dans le ridicule la terrible fille d'Agamemnon et de Clytemnestre.
C'est tout le contraire qui se produit ici.
« Electre », c'est l'anti-Hollywood —- pas celui de Cukor, celui de Zanuck et de Cecil B. de Mille — l'anti-Ben-Hur, l'anti-Cléopâtre.
Evitant tout décor, donc toute reconstitution « historique », se servant seulement de cadres naturels, des pierres, des arbres, des montagnes, Cacoyannis a lavé la tragédie grecque de quelques siècles de maquillage, et la restitue, dans sa pureté, à un public qui la découvrira peut-être, grâce à « Electre ».
Cette sanglante affaire de familles entre Atrides nous devient contemporaine. Ce qu'il y a de permanent dans les passions et dans les relations humaines éclate dans chaque geste, sur chaque visage.
Tout ce que la psychologie moderne nous a enseigné, parfois à notre insu, sur la nature des liens souterrains qui unissent parents et enfants palpite là.
L'enfant blond
Cacoyannis a donné à Euripide une introduction sans parole.
Peut-être fait-il trop largement confiance à la mémoire du spectateur en le jetant dans ce préambule sans la moindre indication ? Ils en ont tant fait, ces Atrides, que l'on peut s'y perdre. Et comme l'action inscrite dans le préambule commande la compréhension de ce qui suit...
Oserai-je conseiller à ceux dont la mémoire est incertaine de la rafraîchir avant de franchir le seuil de la salle ?
Pour votre information, si elle est défaillante, le roi vainqueur, qui rentre à Argos, c'est Agamemnon, après la prise de Troie. La femme au regard fulgurant sous ses paupières pailletées, qui l'observe à travers la vapeur chaude de la piscine où il fait ses ablutions, et qui le saisit, comme un gros poisson, dans un filet, c'est Clytemnestre, la reine adultère.
Le bel athlète qui, d'un coup de hache, l'immobilise dans la mort, tandis que Clytemnestre tient le filet, c'est Egisthe, l'amant de la reine, l'usurpateur qui deviendra roi d'Argos.
L'enfant blond qui joue dehors, et qu'un vieil homme entraine pour le soustraire à la mort, c'est Oreste, fils d'Agamemnon et de Clytemnestre.
Après ce début de grand style, traité en quelques plans, commence l'histoire d'Electre, sœur d'Oreste, à l'heure où, quelques années plus tard, Clytemnestre la donne en mariage à un paysan pour qu'aucun enfant royal ne sorte de ses flancs. Egisthe ne doit pas avoir de rival.
L'entrée dans cette histoire ne se fait pas sans quelque lenteur.
Les sites admirables, le chant des paysans, les groupes de femmes drapées de noir, dont les voiles gonflent dans le vent, l'arrivée d'Electre, chevelure sacrifiée, dans la cabane du paysan, l'expression de sa sombre fureur sur la tombe de son père, tout cela s'organise en une succession d'images parfaitement composées, d'une beauté formelle rude, dépouillée et noble comme Electre elle-même. Mais jusque et au-delà les retrouvailles de la sœur et du frère, suivi du fidèle Pylade, on demeure extérieur à cette beauté. Parfois, même, elle excède à trop solliciter les « oh ! » et les « ah ! »...
Sans âge
Enfin, l'action se noue, entre en symbiose avec l'image et le film prend son rythme. Electre insultant le cadavre d'Egisthe, assassiné par Oreste dont elle a armé le bras, la suprême confrontation entre Clytemnestre, parée, maquillée, royale femelle, et Electre, la vierge noire de haine, le meurtre de Clytemnestre par ses enfants, comment y demeurer étranger ?
C'est de la passion nue, c'est aussi de la passion pré-chrétienne, où le péché est sans rémission, le crime sans pardon, l'homme sans refuge.
Mais, surgis du fond des temps, Electre et Oreste, Clytemnestre et Egisthe, nous les connaissons, nous les croisons tous les jours, nous les abritons peut-être en nous-mêmes. Ils sont sans âge, donc ils ont aussi le notre. C'est le talent de Michael Cacoyannis d'avoir su les habiller d'éternité.
A y bien réfléchir, un film à ne pas voir en famille.