Critique de trois nouveaux films
Dame d'Amérique, singes de France, carrousel d'Italie.
Cent cinquante mille cinémas vendent chaque année dix milliards de billets (350 millions en France). Et il faudrait écrire d'un film qu'il est « bon » ou qu'il est « mauvais ». Bon pour qui, et par rapport à quoi ?
Plusieurs salles parisiennes affichaient, cette semaine, de nouveaux programmes. J'en ai vu trois. L'un, italien, par intérêt pour l'œuvre de Vittorio de Sica, et en dépit d'un titre rebutant : « Le Jugement dernier ». Le second, américain, comme on s'offre une pâtisserie. « L'Inquiétante Dame en noir »... Mystère, suspense et Kim Novak, cette douce et comestible créature... Oui, celui-là, c'était pour le plaisir.
Le troisième enfin, français, « Un Singe en hiver », par conscience professionnelle, Gabin et Belmondo jouant du Michel Audiard, cela devait faire, bien sûr, un excellent numéro de cirque. Mais l'acrobatie est un genre dans lequel on ne peut guère se renouveler. Alors, quand on a beaucoup fréquenté le cirque... Et puis le roman mélancolique et fin d'Antoine Blondin qui est à l'origine du film n'était pas indifférent, il s'en faut. Qu'allait-il en rester ?
Pour la pâtisserie, ce fut raté. La dame en noir n'est pas en noir, mais habillée et coiffée comme il n'est pas permis. Et si M. Hitchcock voit ce film, il fera doubler son salaire à la prochaine occasion.
Quant aux répliques et aux effets qui déclenchent le rire, les amateurs de cinéma américain mourraient de honte plutôt que d'avouer qu'ils s'y sont laissé prendre, s'ils les trouvaient dans un film français.
Le public roi
Franchement, Michel Audiard, c'est beaucoup mieux. Et le cas de ce dialoguiste qui est aujourd'hui le mieux payé de France en même temps que le plus décrié, mérite que l'on s'y arrête un instant.
Que lui reproche-t-on ? De faire recette ? Ce serait absurde. Le public est roi dans le secteur où il opère. Et au nom de quoi le mépriserait-on, ce public ? Il n'est ni plus sot, ni plus vulgaire, ni moins exigeant qu'un autre. Simplement, il est composé, dans son immense majorité, de spectateurs qui n'ont pas épuisé les charmes du théâtre dit « de boulevard », parce que, du temps que celui-ci triomphait, il s'adressait exclusivement à une classe sociale privilégiée.
Qu'à travers l'esprit et l'astuce de Michel Audiard, et par le truchement de l'écran, une nouvelle fraction du public découvre et savoure Maurice Donnay + Sacha Guitry + Georges Feydeau + Alfred Savoir + Alfred Capus + André Roussin. Il n'y a pas de quoi en faire un drame.
Il existe aujourd'hui plusieurs cinémas. Ils n'ont en commun que la pellicule qui leur sert de support physique. Dans sa catégorie, Michel Audiard est champion.
Et il n'est que de voir « Un Singe en hiver », timidement mais très proprement mis en scène par Henri Verneuil, pour constater combien l'appétit est encore vif, en France, pour ce cinéma-là.
Dieu sait — et Blondin aussi — qu'au fond il n'y a pas de quoi rire dans l'histoire de ces deux hommes, le vieux — Jean Gabin — et le jeune — Jean-Paul Belmondo — pour qui l'alcool est un hélicoptère, ils boivent, et les voilà arrachés à la terre, désenglués de leur condition moyenne d'individus moyens auxquels l'aventure vécue est interdite, mais non l'aventure rêvée, les voilà véhiculés vers les royaumes imaginaires dont ils sont les princes ailés. Et, entre parenthèses, que font donc la plupart des spectateurs, quand ils vont au cinéma, que d'emprunter un genre d'hélicoptère...
« Un Singe en hiver » n'est pas, comme l'a prétendu une dame-censeur offusquée, une apologie de l'alcoolisme. C'est une explication d'un alcoolisme auquel chacun, pour son compte, trouve des substituts plus ou moins ravageurs.
La rencontre entre le vieil alcoolique devenu sobre à la suite d'un serment, et le jeune alcoolique qui, traversant une période espagnole, fait des naturelles et des véroniques aux voitures de tourisme comme s'il toréait à Madrid sous l'habit de lumière, c'est presque une histoire d'amour puisque le secret qu'ils partagent est incommunicable.
Plage grise de Normandie battue par la pluie, morne village assoupi que le passage du jeune homme zèbre d'un éclair de folie... Plus audacieux dans l'expression par l'image de la détresse, Verneuil eût peut-être injecté dans son film une
angoisse qu'il indique, mais dont le public semble à peine percevoir là chanson. Chanson triste écrasée par une musique inutile qui annule le poids des silences, et par le dialogue en giclées de mitrailleuse que Gabin et Belmondo, le vieux singe et le jeune singe, servent autant qu'il les sert.
Libre d'espoir
L'accueil du public, hilare, sera chaleureux, surtout de la part des hommes. Dans la mesure même où le propos des auteurs est atteint, il risque de rétracter les spectatrices et de les rendre vaguement maussades. Quoi, les hommes rêvent et ce n'est pas d'elles ? Hé non ! Tout au plus est-ce parfois à cause d'elles. Et puis, bien sûr, il leur reste la consolation d'être l'aérodrome sur lequel, retour de voyage, l'hélicoptère dépose, penaud et sage, son passager d'une cuite.
Avec Vittorio de Sica, c'est dans un tout autre univers que nous voyageons. « Le Jugement dernier » n'est pas son meilleur film, mais il est pétillant de charme, de drôlerie, de tendresse. Et puis tout cela marche à une telle cadence, on passe si vite du pire au meilleur dans un tourbillon de cris, de larmes, de rires et d'actions entremêlés, que le jugement se dérobe.
Sica a pris pour thème l'espèce de panique — terreur et contrition — qui s'empare d'une population, celle de Naples, parce que, d'un phénomène atmosphérique, quelques-uns concluent à l'imminence du Jugement dernier.
L'événement se produira à 6 heures, une voix retentit sur la ville et ne cesse de le répéter. Et il est 5 heures.
Alors, Sica promène sa caméra le long de l'échelle sociale. Elle entre, sort, revient, suit un procès, bondit chez un mari trompé, court avec un ambassadeur dans les couloirs d'un grand hôtel, accompagne des adolescents amoureux, s'assied chez des parvenus, rôde dans un congrès politique, tourne autour d'un bellâtre, s'arrête sur un chien, repart à la poursuite d'un vendeur d'enfants patenté. Etonnant personnage à l'allure de défroqué qui achète aux familles misérables des petits bouts d'hommes aux grands yeux noirs pour le compte de stériles Américains. Elle lâche l'un, reprend l'autre, retrouve le troisième, revient au premier, elle est passée par ici. elle repassera par là, et tout cela tresse à la fin un collier souple, chaud et vivant, dont toutes les perles ne sont pas d'égale valeur, mats que l'on égrènerait volontiers une seconde fois.
A y réfléchir, les perles fausses sont plus nombreuses que les perles fines. Mais celles-là sont si jolies... Le défroqué, le petit bonhomme aux tomates, le chien, le chauve...
« Le Jugement dernier » n'est pas un film de jeune homme. Il faut être libre d'espoir pour regarder tourner le manège humain avec tant de malicieuse et grave indulgence.
Parmi quelques étoiles illustres qui traversent l'écran avec un bonheur divers, Don Jaime de Mora y Aragon, beau-frère de S.M. le Roi de Belgique, connu sous le sobriquet de Fabiolo, donne quelque consistance à la perspective d'une révolution en Espagne.