Trois femmes écrivent à corps ouvert

À travers trois romans (« Thérèse et Isabelle » de Violette Leduc, « Une jeune femme » de Paul Bodin, « Le Lieu commun » de Suzanne Allen, réflexion sur la femme d'aujourd'hui et sur la sexualité féminine
Cent pages vibrantes de Violette Leduc, un récit minutieux de Suzanne Allen et la verte confession d'une jeune femme anonyme... Voilà soudain bien du matériel pour les explorateurs de la sexualité féminine, ce « continent noir » qui commence à révéler ses marécages et ses gouffres.
Encore faut-il, pour pratiquer cette forme particulière de spéléologie, ne pas avoir froid aux yeux. Comme la mort et le soleil, la sexualité ne se regarde pas en face sans effort. Quand elle éclate, dévoilée, dans un livre, elle peut être suffocante, fascinante, effrayante par ce qu'elle fait affleurer au niveau de la conscience. Ou tout bonnement écœurante.
Les pages que Violette Leduc publie aujourd'hui, en tirage limité, furent retranchées de l'un de ses premiers romans, « Ravages ».
Elle en reprit quelques éléments dans « La Bâtarde » pour raconter ses amours d'adolescente avec une compagne de pension, Isabelle.
Les voici dans leur intégralité, impudiques, graves et violentes comme la passion qui les inspira, comme la fulgurante révélation du plaisir que lui enseigna ce corps jumeau.
Les îles Borromées. Vieille petite fille ingénue et perverse qu'un destin cruel figea dans les amours mutilées, voici la Bâtarde errant une fois encore dans les palais déserts de son enfance. Ses lecteurs savent déjà que l'on n'y respire pas le parfum des îles Borromées. Mais Violette Leduc est la seule, sans doute, parmi les femmes écrivains dont la force lyrique évoque parfois les premiers textes de Jean Genêt.
La jeune femme dont Paul Bodin a suscité et recueilli les confidences est sensiblement moins éprouvante. Qui est-ce ? Personne. Une belle fille qui exprime, avec une belle santé, son goût pour les hommes, l'abondant usage qu'elle en fait, le prix qu'elle attache au plaisir et sa joie intense d'être femme. Une fille d'aujourd'hui, qui décrit avec précision certaines de ses aventures, et avec humour le comportement de ses partenaires.
L'intérêt de ce texte, c'est ce qu'il révèle d'une attitude psychologique à l'égard des hommes, de l'amour, de l'accouplement, du mariage, attitude qui semble conforme à celle de nombreuses jeunes femmes dites « libres » de notre époque, de toutes les Galia auxquelles Mireille Darc prête désormais son visage.
Cette jeune femme-là, c'est simplement, dans ses mœurs, un jeune homme d'autrefois. On l'imagine fort bien, cette conquérante, une fois la trentaine passée et les expériences faites, bonne épouse, bonne mère et — pourquoi pas ? — fidèle.
Exhibitionnisme. Jusque dans la conscience qu'elle a de ses limites, elle est incontestablement représentative des petites mangeuses d'hommes qui croquent aujourd'hui les loups.
Suzanne Allen appartient, elle, à la génération précédente. Celle qui a fourni un énorme contingent d'anciennes combattantes de la liberté sexuelle, toujours promptes à intellectualiser la licence qu'elles s'accordent, en vertu du droit des femmes à disposer d'elles-mêmes.
Son premier roman, « La Mauvaise Conscience », fit à l'époque un certain bruit. Nous n'étions pas encore accoutumés à ce que des femmes écrivent à corps ouvert. L'intrépidité mise par l'auteur à se débonder fit quelque effet. Aujourd'hui, elle s'apparente à l'exhibitionnisme, dont Suzanne Allen écrit : « Pourquoi pas ? Le mot n'a pas pour moi un sens injurieux, même poussé au pire. »
En Chine. Eh bien ! tant mieux. Pour nous, cet exhibitionnisme nous choque moins qu'il ne nous ennuie, dans son propos comme dans cette expression. Et puis, pour parler de « ces plaisirs qu'on nomme à la légère physiques », il ne suffit pas plus de les avoir éprouvés qu'il ne suffit d'aller en Chine pour en rapporter un reportage intéressant.
Trop de voyageuses sont revenues ces dernières années de Lesbos et autres enfers personnels avec leur carnet plein de notes consciencieuses. Une fois passé le premier choc — celui que procura la liberté mise à se déshabiller — il n'est resté de tous ces voyages autour d'une chambre à coucher qu'une nouvelle exigence : on attend désormais des femmes, lorsqu'elles descendent leurs propres abîmes, ce que l'on attend des hommes quand ils se livrent au même exercice. Du talent. Et cette claire conscience de soi sans laquelle les auteurs érotiques ne proposent que la plus basse des évasions hors de la pensée.

La sincérité de principe n'est plus une vertu suffisante. Il faut qu'on la sente battre à chaque ligne sous la peau des mots, qu'elle crève la page, qu'elle subisse la transfiguration de l'art, qu'elle soit, en un mot, littérature, et bonne littérature.
Alors — mais alors seulement — tout est sauvé.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express