Sagan, l'amour et l'argent

Publication de « La chamade » de Françoise Sagan
Intelligente et au-delà... Lucide, aiguë, douée, si douée... Libre aussi. Non entamée par son extravagante notoriété, non abîmée par l'argent parce qu'elle ne thésaurise pas, elle ne dépense pas, elle flambe. Cinq cents millions y sont passés depuis six ans, dont il ne reste pas une toile, pas un meuble, pas un bijou. Ses amis l'y ont puissamment aidée, mais elle ne s'est pas défendue.
Alors, aujourd'hui, elle vit dans un meublé. De luxe, mais un meublé. Et elle dit : « Je ne me sens chez moi nulle part. Sauf chez ma mère. »
Qu'elle passe ses nuits assise chez Castel ou au New Jimmy's plutôt que ses jours à la Bibliothèque Nationale, ce n'est pas le problème. Le New Jimmy's, lieu où l'on danse à Paris, contient la plus grande concentration d'épaves au mètre carré. De cela aussi on peut faire un roman. L'ennui est que Françoise Sagan ne fait plus, semble-t-il, de roman. Elle libelle des chèques.
Sous les visons gris. En échange de « La Chamade », son éditeur lui versera bien un ou deux ans de vie. Mais elle n'avait rien publié depuis ces « Merveilleux Nuages » qui obscurcirent déjà, il y a quatre ans, le ciel de sa jeune renommée. Et le bruit courait que, cette fois, elle avait travaillé. A quoi ?
Cette société parisienne qui est la sienne, qu'elle connaît, elle semble curieusement incapable d'en traduire l'épaisseur, la dimension, ni même le langage. Des personnages d'opérette traversent des dîners de carton, peints aux couleurs d'une Delly qui voudrait faire rêver dans les chaumières. Entre deux répliques, l'auteur lâche quelques aphorismes tels que : « On ne peut consoler personne d'être né et d'avoir à mourir... » ; « On ne parlera jamais assez des vertus, des dangers, de la puissance du rire partagé »...
S'il n'y a ni pathétique, ni poids, ni humanité à l'intérieur des Rolls et sous les visons gris, à quoi bon en parler ? Et s'il y en a, d'où vient que Françoise Sagan ne sache rien en capter ?
Peut-être est-ce cette volonté obstinée d'enfance prolongée qui lui bouche la vue. Des autres, elle ne veut percevoir que la façade. Et encore. Lorsqu'elle s'y heurte. Et cette femme de trente ans parle des femmes et des hommes de quarante-cinq ans comme si elle-même avait douze ans et qu'elle décrivait Papa-Maman et leurs amis dans son journal intime.
C'est irritant. Non qu'elle ne parvienne pas à sortir d'elle-même. Un écrivain authentique — et Dieu sait qu'elle en est un — peut écrire dix-huit romans de six cents pages en procédant à sa seule et unique exploration. L'irritant est qu'elle ne prenne pas franchement le parti d'aller profond en elle. Et pas ailleurs, puisqu'elle est aveugle au monde. Ou du moins close.
Car dès lors qu'il s'agit de décrire les mouvements du cœur et des sens d'une jeune femme oisive, qui cultive l'irresponsabilité et l'indécision comme le dernier refuge de son enfance, Françoise Sagan retrouve la grâce.
Entre l'amour sans argent et l'argent sans amour, l'héroïne de « La Chamade », Lucile, choisit l'argent. Pour n'avoir pas à y penser.
C'est une jeune dame entretenue avec tact par un quinquagénaire généreux. Elle rencontre un jeune homme, Antoine, entretenu par une quinquagénaire féroce. Ils rompent l'un et l'autre pour vivre ensemble une brève passion physique. Lorsque Antoine tient Lucile contre lui, son cœur bat la chamade, « signal militaire qui se donne avec le tambour ou la trompette pour avertir qu'on veut traiter avec l'ennemi », selon Littré.
Entre Lucile et Antoine, il y a un printemps, un été, des fous rires : quelque chose d'aigu, de gai et d'intense qui ressemble au bonheur — et cinquante pages qui sont du meilleur Sagan.
Et puis Lucile découvre qu'elle est une habituée de l'argent et qu'elle hait le métro, fût-ce celui qui la conduit chez Antoine. Et elle rentre, penaude, chez le patient quinquagénaire, après lui avoir emprunté de quoi se débarrasser, dans une clinique de Genève, d'un projet d'enfant auquel Antoine ne tenait pas plus qu'elle.
Les enfants n'ont pas d'enfants. Ou alors, c'est qu'ils acceptent d'être adultes.
Pommes vertes. Des enfants de trente ans, cela est triste comme ces pommes vertes qui tombent de l'arbre et pourrissent sans avoir eu le temps de mûrir. « La Chamade » est une histoire triste.
Deux ans plus tard, Lucile et Antoine se reconnaîtront à peine et ne se trouveront plus drôles du tout. Il n'y avait donc pas de quoi en faire une histoire. Et à peine de quoi en faire un roman. Mais Lucile existe. Cet « animal bien nourri, bien vêtu et agile à éviter toute complication » est une authentique héroïne romanesque de ce siècle, si misérable que soit sa vérité. Et c'est le miracle Sagan.
Que deviendra Lucile ? Interrogée sur ce point, Françoise Sagan a répondu à Michèle Cotta :
« Le mieux, pour elle, c'est qu'elle se tue, à trente-cinq ans, dans un accident de voiture. C'est ça. Elle se tuera un soir de grande gaieté, parce qu'elle aura un peu trop bu et qu'elle conduira trop vite.
— Et comment vieillira Sagan ?
— Je n'y pense jamais. »
Allons donc. D'ailleurs, elle ajoute : « Comme vous, comme nous tous. Je serai peut-être tuée dans un conflit thermonucléaire. Ou alors je serai au Brésil avec un gigolo. Ou bien je deviendrai une épouse et une mère exemplaire.
— Et vous écrirez ?
— J'écrirai toute ma vie, je crois. » Mais quand travaillera-t-elle ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express