L'armée de Paris

Manifestation à Paris pour dénoncer les huit victimes d'un attentat à la Bourse du Travail
L'ARMÉE DE PARIS

par FRANÇOISE GIROUD

Cette fois, Paris a bougé. Dans l'ordre et le silence.
Cela fait un bruit terrible, le silence de cinq cent mille personnes jaillies de la rue, avançant en rangs serrés, compacts, noirs. C'est le bruit du cœur qui bat, le bruit du sang dans les artères, le bruit que l'on ne perçoit pas avec ses oreilles mais avec sa gorge, comme celui de sa propre voix.
De la colère ? Non. Il n'y avait pas de colère sur les visages. Cette mer humaine n'était pas une mer d'orage. Simplement, une ville debout, bien droite, bien digne, corsetée de calme, marchait, les pieds dans la boue, la tête dans le vent glacé qui soufflait en rafales.

Il y en a qui aiment les défilés militaires, et les uniformes, et les trompettes, et les belles troupes au pas cadencé, et les généraux chamarrés. Mardi, Paris n'offrait pas un spectacle aux vieux petits garçons nostalgiques de leur panoplie.
La foule n'a pas une belle mécanique dans le ventre. La foule a une âme, et des imperméables froissés. La foule est effrayante lorsqu'on la craint. Elle est tendre lorsqu'elle vous berce, lorsqu'on lui appartient, lorsqu'elle est votre force, votre volonté, votre armée.
Paris a levé son armée pour faire, mardi matin, cortège à huit morts.
Qui sont ces morts ? Trois femmes, quatre hommes, un adolescent. Il paraît qu'aux yeux des personnes raisonnables, ils sont morts pour rien. Les personnes
raisonnables ont bien de la chance. Elles savent donc où règne, aujourd'hui, la raison.

Moi, je ne le sais pas. Et je le dis. Si j'ai voulu marcher pendant quatre heures derrière huit boîtes noires où dorment, de leur dernier sommeil, des gens que je ne connaissais pas, ce n'est pas pour rendre hommage à leur lucidité. Ce n'est pas non plus pour pleurer des larmes de glycérine. C'est parce qu'une personne, plus une personne, plus une personne — non raisonnables — cela finit parfois par faire cinq cent mille personnes. Et pour se permettre de reprocher aux Français de dormir lorsqu'ils dorment, il ne faut pas être dans son lit à l'heure où les autres marchent.
L'émotion, je ne l'ai pas apportée avec moi, préfabriquée, et nourrie à l'avance de notices nécrologiques. Les noms de morts, je les avais lus, comme tout le monde; oubliés, comme tout le monde.
A la Bourse du Travail, devant les huit cercueils drapés de noir, il y avait quelques visages graves, mais une foule frileuse, hésitante, tremblant d'avoir à se compter trop vite. Il y avait des gens qui disaient : « Où est-ce, le Père-Lachaise ? Vous croyez qu'il y en aura pour longtemps ? A quelle heure part-on ? Tu vois, tu aurais dû mettre un chandail. »

Non, il n'y avait pas d'émotion. Et puis un long ruban de fleurs s'est déroulé, couronnes portées à bout de bras, dizaines de couronnes, centaines de couronnes,
milliers de couronnes, parterre mouvant de roses, de tulipes, de lilas rompant le gris du ciel, rompant le gris de la rue.
Alors, le cortège s'est ébranlé, lentement, entre deux haies opaques comme vissées aux trottoirs. Et, lentement, nous avons su que nous serions nombreux. Et, lentement, quelque chose a commencé de se nouer dans la poitrine de ceux qui marchaient. Et, lentement, le silence est tombé.
Le sol humide absorbait jusqu'au bruit des pas.
La veille, du côté de la République, les voitures circulaient, les chaussures claquaient, l'atmosphère était tendue, fiévreuse, bruyante. Des casques brillaient dans la nuit. Il fallait se tenir en main, garder son sang-froid, craindre la provocation, ne pas céder à l'excitation, ni à la peur, ni à la tentation de la témérité, ni à l'envie de rire en pensant que M. Guy Mollet était, lui, à Arras.
Mardi matin, entre la République et le PèreLachaise, il y avait une ville muette, qui marchait, le cœur lourd.

Ce que chacun a tourné et retourné dans sa tête pendant une heure, deux heures, trois heures, quatre heures, je l'ignore. Hors ceux qui connaissaient le son de leur voix, l'éclat de leur rire, la couleur de leurs yeux, personne ne pensait à ces morts comme on pense à des amis perdus.
Nous n'avions pas un chagrin simple. Mais alors, qu'avions-nous qui nous enrouait la voix et qui nous pressait les uns contre les autres ? Pourquoi étions-nous là, soudés, si nombreux et si divers, impuissants à décrocher de ce cortège qui n'en finissait plus de marcher, impuissants à nous arracher à cette masse en mouvement, malgré l'heure qui passait, malgré la fatigue qui pesait ? Par quoi étions-nous mystérieusement liés les uns aux autres, et tous à ces huit boîtes noires ?
Pas par la haine, non. Heureusement. Il n'y a pas eu un cri. Il n'y a pas eu un mot. Nous n'étions pas l'Armée de la Vengeance. Nous ne voulions pas que l'on tue ni que l'on blesse en notre nom. Nous étions des hommes et des femmes très ordinaires, sans plastic en poche, sans matraque au poing. Nous ne demandions rien que le droit de vivre libres, libres de la terreur, libres du chantage, libres de l'assassinat.

En arrivant devant la porte du cimetière, nous savions que chacun de nous n'était rien mais qu'ensemble nous étions immensément forts. Et nous avions envie de dire merci à ceux dont le sacrifice nous avait permis de nous éprouver ainsi.
A cet instant, le soleil a troué les nuages.
Ce qui devait être une « émouvante cérémonie » avait pris la dimension formidable d'une mobilisation pacifique et silencieuse, où nous étions tous citoyens volontaires, et non passagers indolents d'un rusé capitaine.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express