Editorial n°1085

Hommage posthume à Pierre Lazareff
Le cœur plus grand que lui, la rue à sa semelle, l'amour dans son moteur et cet air qu'il eut toujours d'attendre que l'huissier vienne enlever les meubles après la fête, Pierre Lazareff était irrésistible. D'ailleurs, on ne lui résistait pas.
Souverain d'un royaume de papier, il dirigeait « France-Soir » depuis vingt-huit ans, il était au centre du groupe de presse constitué par Hachette, administrateur, président, je ne sais quoi, prodigieux animateur responsable du meilleur et du pire. Mais il ne possédait rien, moins que rien.
A la fin de ces grands déjeuners qu'il donnait, le dimanche, à Louveciennes — sous la précédente République c'était à Villennes et c'étaient d'autres hôtes — ces déjeuners qui réunissaient en de subtils amalgames le Pouvoir politique et l'Académie, la vedette du jour ou de la veille et le « big business », le couturier et le prix Concourt, on s'attendait que les maîtres d'hôtel, avant de partir, démontent le décor. Et que Pierre se retrouve, seul avec son téléphone, comme à la fin d'un film de Chariot. Fondu enchaîné. Une voiture arrive pour le prendre : c'est celle du président de la République.
Personne ne mérita mieux d'être aimé et ne le fut davantage, par les grands, mais aussi par les humbles, et aussi par les femmes, que ce petit homme tendre et chétif, au visage de vieux Poulbot privé de vacances. Etait-ce l'aigu de son intelligence, la chaleur qu'il irradiait, le peu de prix qu'il s'accordait, le sens qu'il avait du tragique de la vie, son indulgence illimitée à toutes les faiblesses humaines, y compris les siennes... La séduction de Pierre Lazareff était infinie.
Il ne cessa jamais d'en user, sachant inspirer, ce qui est étrange si l'on songe au pouvoir dont il disposait, le sentiment qu'on avait le devoir de le protéger. De l'épargner. Aussi l'étendue et le nombre de ses amitiés étaient-ils sans borne d'aucune sorte, ni politique, ni idéologique, ni sociale. Devant lui, c'est simple, on désarmait. On l'aimait, quoi, comme il aimait, et toujours moins bien que lui, à la fin.
Il était né journaliste, c'est-à-dire curieux de tout et de tous. Mais, imperméable à l'abstraction, méfiant à l'égard des idées générales, réfractaire à toutes les formes d'art, une part du génie professionnel de Pierre Lazareff fut de ne rien avoir appris de plus que les lecteurs auxquels il avait décidé, à 14 ans, d'apporter le fracas du monde. Il fut leurs yeux, il fut leurs oreilles, il fut leur miroir, il leur donna à voir, à rêver, à s'émouvoir. A s'inquiéter, non. A se remettre en question, jamais. Il ne voulait pas qu'on insultât le bonheur de vivre, le simple bonheur de vivre.
Voilà que la vie l'a quitté, l'ingrate, lui qui lui a tant pardonné, pourvu qu'elle lui permît de la regarder encore et encore, d'en saisir la rumeur, d'en capter le mouvement...
Mais son corps souffrant, où il ne fut jamais à l'aise, était épuisé par un cancer. Alors, une seconde d'inattention, et la mort est entrée, la nuit, dans sa chambre, à l'heure où, à « France-Soir », on cherche ce qui fera cinq colonnes à la une.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express