« Qui est donc ce Martin Du Gard ? »

Retrace les errances de ses oeuvres avant qu'elles ne rencontrent le succès
Roger Martin Du Gard. Prix Nobel de Littérature 1937, est mort à 77 ans laissant une œuvre romanesque considérable. (« Devenir », « Jean Barois », « Les Thibault », « Confidence Africaine », « Vieille France »), trois pièces (« Un Taciturne », « Le Testament du Père Leleu », « La Gonfle »), un petit volume de souvenirs (« Notes sur André Gide »), et un « Journal » inédit qu'il a commencé à tenir en 1919.
II a raconté lui-même, avec verve, ce que fut sa première œuvre, écrite à treize ans, alors qu'il était, dit-il, « un cancre » :
« Le plus clair de mon temps se passait à lire en cachette, des feuilletons à bon marché, des romans et des revues que je chipais à mes parents ou que me procurait quelque condisciple débrouillard (...) J'avais toujours sur moi un petit dictionnaire de rimes, un cahier où j'écrivais des poèmes sentimentaux ; et je composais aussi de brèves nouvelles, d'inspiration exclusivement « réaliste » — et d'un mauvais goût inimaginable... Qu'on en juge : je me souviens de l'une d'elles que j'avais intitulée : « Chair fraîche » : « Par une nuit glacée, un clochard hirsute, en baillons, erre dans la ville déserte. Soudain, au premier étage d'un hôtel particulier, une fenêtre s'éclaire : une gracieuse silhouette féminine paraît puis disparaît derrière la vitre embuée. L'homme s'est arrêté net. « Chair fraîche » ... Il guette, haletant, le retour de l'Apparition. En vain. Le regard fixé sur le rectangle lumineux et vide, il grelotte de froid, de désir. Enfin, il n'y tient plus : il se hisse sur le mur, grimpe le long d'une gouttière, parvient jusqu'au balcon. Derrière la croisée, à deux mètres de lui, en pleine lumière, une jeune femme est là : debout devant sa glace, elle brosse paisiblement sa chevelure dénouée...
«Chair fraîche »... Elle est nue...».
« La nouvelle se terminait là, sur trois points de suspension... L'auteur de cette sensationnelle « tranche de vie » devait avoir treize ou quatorze ans. (Et il a attendu d'avoir passé la quarantaine pour oser « Confidence Africaine ».) »

UNE FAILLITE

« Une vie de saint », qu'il commença à 25 ans, qu'il mit dix-huit mois à écrire, fut un effort avorté.
« J'ai eu, dit-il, assez de sagesse pour ne pas m'obstiner ; et j'ai rangé mon tas de paperasses au fond d'un placard. » Cette faillite le persuada qu'il visait trop haut. Alors, comme pour exorciser le raté qu'il craignait de devenir, il résolut d'écrire l'histoire « d'un jeune écrivain présomptueux, sans talent mais plein d'illusions sur ses capacités et dont l'existence ne serait qu'une suite de velléités stériles et de déconvenues ». Ce fut « Devenir ». Edité à compte d'auteur, l'ouvrage fut convenablement accueilli. Martin du Gard se sentit alors en état de donner sa mesure et se lança dans une longue nouvelle, intitulée d'abord « Marise », puis « L'une de nous » , qu'il porta à « un jeune éditeur nouvellement installé à Paris, qui s'était fait la réputation de découvrir et de lancer les débats d'avenir », Bernard Grasset. Celui-ci publia la nouvelle à compte d'auteur mais, « bon prince, s'engageait par contrat à éditer, à ses frais, mon prochain roman ». « L'une de nous » fut « invendue, invendable ».
Cinq ans plus tard, l'auteur « saisit l'occasion de faire disparaître les traces de cette sotte aventure » et donna « avec soulagement, l'ordre de livrer tout le stock au pilon ». Entre temps, il avait écrit, en trois ans, « Jean Barois ».
Mais, au reçu du manuscrit, « effrayé sans doute par son épaisseur ou par l'aspect insolite de ce gros roman tout entier en dialogues », Grasset écrivait à Martin du Gard :
« Ce n'est pas un roman, c'est un dossier; vous avez voulu jouer la difficulté, et vous ne m'en voudrez pas de vous dire que vous avez été absolument battu. Mon avis très net (ne m'en veuillez pas de ma franchise) est que votre livre est absolument raté... Je défie un lecteur d'aller au-delà de la centième page ». Verdict qui, émanant « d'un homme du métier, intelligent, averti et qui, par le choix des écrivains qu'il avait édités, avait donné des preuves de son sens critique et de son flair professionnel », laissait Martin du Card « positivement désespéré ». Une semaine plus tard, il passe rue Halévy, s'entend appeler.
« D'un taxi qui stoppe à ma hauteur, Gaston Gallimard saute sur le trottoir. Nous avions été, vingt ans auparavant, condisciples à Condorcet (...) Je n'ignorais pas que Gallimard faisait partie de cette jeune équipe (qu'on appelait alors la bande à Gide )...
Naturellement je l'ai mis au courant de mes récentes tribulations, de l'impitoyable jugement de Grasset, de mon découragement. Alors, spontanément — et par pure gentillesse, car à ce moment il ne pouvait prévoir l'accueil que ses amis feraient à son initiative — Gallimard m'offrit de lire mon roman et de le soumettre à l'aréopage de la N.R.F. ; spécifiant bien que ce n'était rien de plus qu'une chance qu'il m'aidait à courir ».

DE PRUDENTES RESERVES

Jean Schlumberger donna un avis favorable et expédia le manuscrit à Gide qui télégraphiait, trois jours plus tard, à Gallimard : « A publier sans hésiter », puis écrivait :
« J'ai accepté ce manuscrit comme une tuile, et en ai commencé la lecture en rechignant : mais dès les premières pages... etc..
Qui est ce Martin du Gard dont vous ne m'aviez jamais parlé ?... Et il terminait sa lettre par : « Celui qui a écrit cela peut n'être pas un artiste, mais c'est un gaillard ! »
« Chance inespérée », déclare Martin du Gard.
Distribué aux membres de l'Académie Goncourt, « Jean Barois » ne retint l'attention d'aucun juré. La critique fut réticente.
« C'est seulement quelques mois après la parution que Paul Soudag, l'arbitre officiel des lettres, le redouté mentor du « Temps », s'est occupé de moi. Son article était d'ailleurs tout farci de reproches : il me chicanait longuement sur mes imparfaits du subjonctif. Cependant, il me consacrait cinq colonnes de son feuilleton hebdomadaire. »
Alors « les critiques attitrés se sont cru tenus de signaler, non sans de prudentes réserves, mon livre à la curiosité de leurs lecteurs.
J'aurais tort de me plaindre, conclut Martin du Gard. En somme la partie était gagnée ! ».
C'était en novembre 1913. Il avait trente-deux ans.
Lorsque, en 1955, les œuvres complètes de Roger Martin du Gard furent réunies en deux volumes de la Pléiade, c'est Albert Camus qui se chargea de les présenter aux lecteurs.
Nous sommes heureux de pouvoir reproduire ici, pour nos lecteurs, quelques extraits de ce texte remarquable, ainsi qu'une scène de l'avant-dernier volume des « Thibault », « L'Eté 1914 », qui met en lumière la frappante actualité de cet homme « de pardon et de justice » que fut Roger Martin du Gard.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express