« La carrière tachait d'ocre le mur blanc de calcaire... La vie quotidienne passait par les chemins détrempés de novembre, la terre coupante de février, les jambes molles de printemps... »
Ce village de Charentes où l'on mourait chez soi quand ce n'était pas à la guerre, où le médecin venait au pas de son cheval et le curé sur sa bicyclette, de femme évidemment à cause de la soutane, ce village m'appartient. Comme un objet que l'on caresse parfois pour en sentir le grain sous le doigt mais dont on a la couleur dans l'œil à jamais.
Tous les livres de François Mitterrand contiennent de ces objets, ou presque. Quelquefois, ils sont en forme de flèche. Franco, ce monsieur Thiers de l'Inquisition... De Gaulle qui faisait du social comme on fait du tourisme... Mais les flèches sont plus faciles à tailler que les pierres rondes.
Sur un rayon de la bibliothèque, en haut et - qu'il pardonne - à droite, je vois six volumes de taille inégale. Sur la Constitution, les institutions, le socialisme, autres ions et ismes à propos desquels François Mitterrand n'a pas été économe de son encre, on peut écrire avec un marteau pilon si l'on a quelque chose à dire. Il en restera toujours quelque chose.
Mais pour que le rossignol d'Anzy-le-Duc, celui qui chanta par une nuit de mai, me soit en mémoire, d'où tant de rossignols, croisés sur le chemin de tant de lectures, se sont envolés — tout à dire vrai sauf celui qui arrache Roméo à l'étreinte de Juliette mais c'était l'alouette messagère de l'aube — il faut que le sortilège de l'écrivain ait été jeté.
Et « cet œil froid des grands politiques qui les rend étrangers à leur propre aventure... » De qui s'agit-il déjà ? Non. Ce n'est pas de lui. Puisqu'il n'y a pas eu de grand politique depuis qu'il publie, l'œil, sans aucun doute, est celui de Charles de Gaulle.
Comme il a bien écrit, sur ce général-là aussi, et avec quelle secrète tendresse en dépit de l'incompatibilité
d'humeur constatée de bonne heure. Après qu'un avion — de marque anglaise, un Lysander sauf erreur — l'eut déposé, à peine évadé d'un stalag, à Alger, « ayant cru qu'en pleine guerre, ce mode de communication pouvait être considéré comme normal ».
Il ne l'était point aux yeux du Général qui lui donna congé. Mitterrand aurait dû, ce jour-là, voyager français.
Bizarre qu'ils n'aient jamais pu parler ensemble de Louis XI ou de Chateaubriand, ou de l'ardoise d'Anjou. Ni d'ailleurs d'autre chose.
Quand le Général l'aperçut, en 1944, parmi ceux qui
allaient former le Gouvernement provisoire, celui dit des
Secrétaires généraux, il fronça le sourcil. Quand il le vit, en mai 1958, arriver à l'Hôtel la Pérouse avec les autres chefs de parti dont il attendait allégeance, il n'eut qu'un mot: « Encore vous ! »
On ignore s'il dit : « Encore lui ! » en apprenant que François Mitterrand lui disputerait l'élection présidentielle en 1965. Mais nous en étions à la littérature.
On n'est pas écrivain pour avoir choisi de dire quelque chose, mais pour l'avoir dit d'une certaine façon. Alors, laissons le quelque chose, le peuple et la justice, la démocratie et la liberté dont il parlait plus à mon goût quand il ne savait pas encore qu'il était écrivain, quand c'était le jeune homme taraudé par la nécessité de dire qui écrivait et non le virtuose à son violoncelle.
Il avait trente ans, trente et un peut-être. Et, bien qu'il fût venu d'Angoulême à Paris pour y apprendre le droit, ce n'était pas Rastignac.
La comparaison, qui s'imposait alors à l'esprit s'agissant des jeunes hommes du milieu politique lancés à la conquête de Paris, n'était ni à la taille de ses ambitions ni à celle de son destin, quoi que celui-ci lui réserve encore.
Ce qu'il voulait, c'était de pouvoir d'ordonner l'Histoire. Tous les traits de son visage en portaient la marque. Il ressemblait à un Clouet que l'on eût repassé à l'encre de Chine. Lorsqu'un magazine féminin sélectionna, en 1951, les Français les plus beaux de l'époque, il y figura parmi les dix élus. Une élection qui en valait une autre.
Il savait le nom de tous les gagnants du Tour de France depuis que le Tour existait, était imbattable au ping-pong, avait fait ses humanités comme on disait encore, et possédait une culture historique insondable.
Il aimait la France comme on aime une personne à jamais préservée de décliner ou de mourir. La France des plaines et des collines, des cours d'eau et des cathédrales, la France de Saint-Louis, de Bossuet, de Pasteur et de Clemenceau.
C'était clairement le fils de cette France-là qui la servait, blessée comme elle était alors, — ministre à trente ans, le plus jeune depuis l'Empire.
L'année suivante, il allait refuser d'être ministre de l'Intérieur. Et pourtant, déjà, il aimait aussi l'Etat. Mais, déjà, il pesait ses pas.
Pour le reste, il était opaque. La part d'insaisissable en chaque être humain, apparaissait chez lui si dense, l'illusion d'une intimité de pensée si fugitive, que ceux qui l'avaient cherchée en vain décidèrent de trouver François Mitterrand oblique.
Je ne suis pas dans ses confidences et ne m'y suis jamais trouvée. J'observe seulement que ceux-là qui ont accrédité la légende, sont incapables de citer une défaillance dans l'amitié donnée, un manquement à l'engagement constracté, un reniement, une déloyauté. Si bien qu'à la longue, la légende s'est usée à se frotter aux faits, lesquels sont têtus comme chacun sait.
Quand il s'écarta du pouvoir, ce fut en tranchant, non en louvoyant, pourtant l'un des rares à penser que c'était pour longtemps. Mais, il l'a écrit lui-même à propos d'un autre : pour qui reste maître de soi, il n'y a pas de temps perdu.
L'histoire dira s'il l'a seulement côtoyée, si près qu'il l'ait serrée, s'il fut un écrivain engagé dans l'action politique, ou un homme d'Etat qui savait écrire.
Ce qu'il souhaiterait qu'elle retînt de lui est si éclatant qu'il y a à peine lieu de le dire : qu'après une longue et ardente patience endurée sur un chemin de ronces, il fut celui qui rendit la Nation au peuple de gauche.
Il ne lui en faudrait pas moins pour avoir fait son salut.
Tout le reste ne saurait être que contingent.
Mardi, octobre 29, 2013
Le Matin de Paris
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