Mort de Louis Aragon. Cite les différentes émissions qui lui sont consacrées. Lancement de l'émission « Cinéma Cinémas » avec Godard.
Aragon par-ci Aragon par-là, il ne fait pas bon mourir aujourd'hui, quand on est célèbre. La mémoire de la télévision vous débite alors un homme en tranches comme du pâté, avec de la salade autour.
Passons sur une soirée funèbre, organisée, si l'on peut dire, par A.2 et « l'Humanité », intitulée « Chant d'Aragon »... Interprètes non préparés, apparemment, à cette exhibition, micros mal réglés, projecteur dans la gueule... Il s'agissait de faire fête de famille ou quoi ?
Miracle : quelques chansons ont résisté à ce traitement.
Deux des meilleures émissions régulières, nées du grand chambardement de 81, ont satisfait tout autrement notre appétit nécrophage. Leur rapprochement fut saisissant. Dans « Cinéma cinémas » apparut un Aragon déjà déserté par la jeunesse mais portant encore beau, visage mou mais verbe ferme et, même, pointe d'arrogance pour parler — à merveille — de l'art du collage chez Jean-Luc Godard.
Dans « 7 sur 7 » surgit, méconnaissable, sourcils maquillés, un vieillard égaré, immergé dans son plus lointain passé comme il arrive dans les grands âges, répétant et répétant : « Nulle part comme à Venise on ne sait déchirer les fleurs... », murmurant d'ultimes confidences sur sa mère.
À le voir ainsi, un bout de poème vous remontait à la mémoire :
« Je me tiens sur le seuil de la vie et de la mort les yeux baissés les mains vides
« Et l'on va disperser mon âme après moi vendre à l'encan mes rêves broyés. »
Voilà. C'est fait. Il paraît que ces images ont été tournées par des amis du Parti. Qu'auraient fait des ennemis... Si peu respectable qu'ait été l'homme Aragon, on rougissait de ce que nous sommes, avec la télévision, devenus. Des voyeurs obscènes, fascinés ici par le spectacle d'une certaine déchéance...
Extraordinaire, ce document n'était que l'un des fleurons de « 7 sur 7 », promu au rang d'émission « grand public » en passant désormais à 19 heures, le dimanche (T.F.1).
Avec le lancement sur A.2, le même jour, à 18 heures, d'un magazine d'un tout autre style, voilà de quoi meubler les sombres dimanches d'hiver à l'heure où l'on veut encore ignorer que demain sera lundi.
Diffusé en nocturne une fois par mois, « Cinéma cinémas » de Michel Boujut est en revanche destiné aux happy few. Les few (un petit million tout de même) qui dînent tard, se couchent tard, préfèrent — ah ! les pervers ! — le made in Hollywood au made in Buttes-Chaumont et Jean-Luc Godard à n'importe qui.
Justement, il était là, Godard, à demi noyé dans l'ombre, disant des choses telles que : « Les gens de télé veulent qu'on les laisse faire mais quand on les laisse faire ils ne font rien. » Balançant des vannes à Henri Verneuil. Godard, quoi ! Blessant-blessé, comme toujours notre Baudelaire.
Et puis voilà qu'il y eut Verneuil, précisément. Soit l'anti-Godard. Il a commencé à parler. A parler d'amour. Celui de sa mère et de son père pour lui. Et il nous a eus, Verneuil, avec son histoire. Une quinzaine de minutes qui, passant à 20 h 35 après les fronces protectrices de Bébé et les spaghettis de M. le Curé, auraient fait un malheur. Comme quoi on ne sait jamais ce que la télévision vous réserve à l'heure où elle s'émancipe parce que dort la France profonde.
Et comme c'était, curieusement, cette semaine, la fête à Maman, après Verneuil gorge nouée et avant Aragon sénile, Hector Bianciotti, pudique mais ardent face à ses interlocuteurs d'« Apostrophes », lança : « L'amour est féminin. L'amour est maternel. C'est l'amour que j'ai manqué... »
Vous voyez, docteur Freud, nous ne sommes pas sortis de l'auberge.
Mardi, octobre 29, 2013
Le Nouvel Observateur
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