Hommage à François Mauriac. Discours élogieux. Relate sa carrière littéraire, journalistique. Son caractère, son style, son art de décocher des flèches, ses valeurs, ses relations avec L'Express...
Ah ! quelle tristesse ! Et quel dommage ! Quel grand dommage d'avoir perdu Mauriac... Tout le monde est unique, certes, mais il était un peu plus unique que d'autres, voilà.
A propos d'un homme de 85 ans, on oublie de s'insurger contre le scandale de la mort. C'est la loi, dit-on. La loi de nature. Mais dans le corps qui se délitait, cet esprit si ferme, si vif, si prompt encore à saisir, toutes antennes dressées, la rumeur du monde, comment accepter qu'une sorte de panne de courant, de défaillance mécanique en suspende pour toujours l'exercice ?
Il disait : « L'absurdité du monde ne m'apparaît que si nous la mesurons à notre courte raison. Le mot de l'énigme existe. Il nous sera donné d'un coup, à peine le dernier soupir exhalé. »
Et s'il n'y avait pas d'énigme ? Pour qui ne compte pas apprendre, mort, que la vie avait un sens, il est absurde que François Mauriac soit retiré du jeu, ce jeu qu'il sut rendre plus aimable, plus supportable aussi. Qu'il existât, c'était délicieux. Que de rires nous lui devons... Qu'il existât, c'était bien. Nous avons connu tant de circonstances où l'on a pu se dire : « Heureusement, il y a Mauriac... »
Flèches. Et voilà qu'il n'y a plus Mauriac. Comment cela doit-il se dire, à propos d'un homme qui a écrit : « Obsèques de Claudel. Que j'aurais été bouleversé s'il avait fait moins froid. » Ou encore : « Les discours officiels aux obsèques de Colette ont été du ton le plus digne, mais il ne dépend de personne que de tous les genres faux, l'oraison funèbre ne soit le plus faux. »
Il avait trouvé, lui, comment on peut le mieux parler des autres : à travers soi, et tout est dans le prisme.
L'admirable est que, ayant trouvé, il le fit ; puis, ne laissant à personne le soin de découvrir, qu'il était son sujet de prédilection, il le dit et ne cessa de le répéter.
« Mort, la seule de mes aventures que je ne commenterai pas... »
Superbe simplicité. Aucun homme atteint de notoriété n'a donné le sentiment de mesurer plus exactement sa place, sa valeur, son prestige, les devoirs que cette place lui commandait, les privilèges qu'elle lui donnait.
De François Mauriac, il avait mesuré l'aune comme de tout homme, de toute femme qui se trouvait sous son regard.
Il savait toujours, d'intuition, - qui était en face de lui. Et si ce n'est pas le meilleur d'un être qui lui sautait d'abord aux yeux, ce n'est pas non plus le meilleur de lui-même qu'il s'est limité à livrer.
La vérité est qu'il n'eut jamais d'adversaire à sa taille, pour le clouer des mêmes flèches dont il avait le secret. Mais, qu'on le relise : chaque fois qu'un trait juste l'atteint, il avoue : Touché. C'est vrai. Je suis infâme. Soit. Nous le sommes tous. Mais dès lors que Dieu m'aime dans mon indignité — pour vous, c'est moins sûr, je ne l'affirmerais pas qu'il vous aime — permettez-moi, mon très cher frère, d'observer que...
Et tout au plaisir d'avoir enfin un partenaire d'assez grande qualité pour qu'il soit satisfaisant de le battre aux points, il est alors au meilleur de sa verve.
Attaché au succès — « Je ne suis pas fait pour l'insuccès » — celui-ci lui fut si constamment prodigué qu'il n'eut pas trop à le solliciter. Lumière. On sait comment le jeune Bordelais, diplômé de l'Ecole des chartes, fut, à 20 ans, soulevé par l'aile impérieuse de Maurice Barrés, qui, d'un article dans « L'Echo de Paris », le projeta dans la lumière.
Le prétexte était mince : un recueil de poèmes, « Les Mains jointes », dont l'auteur dira lui-même, à l'âge d'une maturité un peu plus janséniste, qu'il s'agit de poèmes flasques dont il détestait l'esprit de dévotion jouisseuse : « Ma façon de croire valait ma façon de rimer : quelle facilité ! La moins périlleuse façon de s'émouvoir, voilà sans doute ce que cherchait dans la religion ma vingtième année. »
Cela, c'est le jugement de l'homme de 50 ans, en pleine possession de ses moyens. Plus tard, à ce moment de la vie qui marque le seuil de la vieillesse, où les souvenirs lointains commencent d'immerger le passé récent, il sera plus indulgent à l'égard du jeune poète, et reviendra encore et encore sur cet éblouissement : Barrés prophétisant : « Allez, votre carrière sera aisée et glorieuse... »
Ainsi François Mauriac entrait dans la vie littéraire, une pâle étoile au front. Lentement, elle s'affirma. Elle n'a cessé de briller au ciel du roman français, constellé, en ces temps-là, d'astres dont il se peut bien qu'aucun n'occupe, demain, la place que nous donnons aujourd'hui à Balzac, à Stendhal ou à Flaubert, mais qui nous contaient des histoires bien plaisantes à lire. Quand il s'interrogeait sur l'avenir de son œuvre romanesque, exécutée en dix mots par Sartre — « Dieu n'est pas un artiste, Monsieur Mauriac non plus » — François Mauriac se rassurait en pensant qu'il avait créé ce qui, selon lui, baisse la passerelle pour la postérité : quelques personnages, et en premier lieu sa chère Thérèse Desqueyroux. Etait-elle à la taille d'Emma Bovary, d'Eugénie Grandet ou d'Anna Karénine ?
On pouvait lui dire : « Non. » D'ailleurs, à quoi bon le lui dire. Il suffisait qu'on le pensât pour qu'il le sût. Non pour qu'il le crût. Mais, étant de ces hommes qui n'abdiquent pas soudain leur lucidité quand ils sont en question, il tremblait et espérait en même temps, souffrant parfois de voir le romancier éclipsé par l'articlier, qu'il s'agît de littérature, de politique ou des rossignols de Malagar.
Cible. C'est que le romancier, même si l'on est sensible à son œuvre, était un parmi d'autres, tandis que le journaliste était seul.
Ce qu'il craignait plus que tout, c'était l'outrage posthume, la façon dont, mort illustre, il serait accommodé par ce qu'il appelle la critique passion.
« Si je songe à ce qu'on ose écrire d'un homme vivant dès qu'il est mêlé à la vie politique, alors qu'il a une plume et passe pour être un polémiste peu commode, je ne puis sans en frémir imaginer ce que feront ses adversaires lorsqu'il aura quitté la scène et que son numéro sera fini.
« J'entends bien que la politique ne s'occupe guère des morts et que la haine se détourne assez vite des cadavres. Il n'empêche qu'un écrivain qui, vivant, a suscité des fureurs, demeure après sa mort une cible. Un cadavre encore vulnérable, quelle tentation pour les survivants ! Il laisse des traces écrites : celles qu'on connaît déjà, mais d'autres aussi et qui sont le gibier des chasseurs de l'espèce Guillemin... »
Mais il ajoute : « Le pire, qui d'ailleurs reste le plus probable, serait qu'aucun Guillemin ne fût sollicité par cette chasse. » Et tout Mauriac est dans cette façon de rompre la tension qu'il vient de créer. Ainsi échappe-t-il toujours au solennel, qui est ennuyeux ; à l'émotion, qui est impudique ; au drame, qui est de mauvais goût.
Et puis, merveille, il ne moralise pas. Il sait que la vie, mon Dieu, c'est bien difficile. Seuls les balourds, les obtus, possèdent des certitudes, dans des paquets carrés.
Quand de grandes colères déferlent sous sa plume, ce n'est jamais en réponse à une attaque personnelle. Elles naissent ailleurs. D'un accroc dans le système de valeurs d'un grand bourgeois de la province française.
« Que la passion politique m'entraîne ou m'égare, il n'en reste pas moins que je suis engagé dans ces problèmes d'en bas pour des raisons d'en haut. »
C'était là, selon lui, le « beau côté » de ses colères : la force intérieure, préservée par l'état de grâce de s'engager dans des passions vulgaires, s'engouffrant, disponible, dans l'exigence de justice en tous ordres. Donc dans la politique. Et il se défend : « Peut-être est-ce par ce trait que le Christ, en tant qu'il - est un homme, nous ressemble le plus : par sa violence. » Cimes. A l'instant où l'on va s'agacer de cette façon qu'il a d'écrire en mettant une croix partout comme d'autres usent du point d'exclamation, il ajoute : « Oui, voilà le beau côté de nos colères. Mais j'en discerne un autre, moins flatteur : c'est l'incroyable plaisir que donne à l'écrivain le morceau écrit de verve et d'une seule coulée et qui, à peine échappé de ses mains, vibre dans la cible tandis que les spectateurs poussent des oh ! et des ah ! Mais la cible est vivante, monsieur le chrétien ! »
Et voilà le travail. Coquetterie ?
Pour avoir bien connu François Mauriac, autant que l'on peut connaître un homme déjà saisi par la gloire, pour l'avoir attentivement aimé, lu, écouté au long d'innombrables soirées où nous fûmes à la fois si distants et si proches, pour l'avoir vu travailler au fil des années, collaborateur de cinq cents numéros de L'Express sur les mille qui s'achèvent aujourd'hui, j'ose dire que le trait le plus attachant de François Mauriac était le naturel. Achevé, abouti.
Naturel du chrétien assuré, certes, d'avoir sa place dans la maison du Père. Et non en bout de table. Mais de la Grâce qui lui avait été donnée, il tirait la liberté d'aller sans masque.
Puisqu'il était objet d'amour, celui du Créateur pour sa créature puisque — Jean l'a dit — « si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur », qu'avait-il à craindre de perdre l'amour des hommes ? Qu'avait-il à simuler pour l'obtenir ? En toutes situations, il était lui-même, rien de plus, rien de moins. La paix était avec lui.
On a dit qu'il était comédien. Quand on s'amuse si manifestement à donner des représentations, où est la comédie ? Il avait réussi, tout au contraire, à n'être captif d'aucun personnage, à ne se laisser confisquer par personne.
Il ne se prenait pas pour François Mauriac, mais, en même temps, il ne lui déplaisait point d'être cet homme-là, académicien, prix Nobel, grand-croix de la Légion d'honneur, au faîte de toutes les cimes à sa portée. Osant parfois se demander s'il aurait l'enterrement de Victor Hugo, le peuple de Paris à ses funérailles, et alors ce serait la véritable apothéose.
Présence. Autour de la cinquantaine, il écrivait : « Réussir sa vieillesse, quel tour de force ! »
Citait Sainte-Beuve : « Mûrir, tout est là. On pourrit par places, on durcit à d'autres, on ne mûrit pas. » Traçait le portrait de « l'homme à l'âge de la réussite », le sien.
« Déjà, les jeunes femmes, naguère si simples et si gaies, commençaient à lui parler de Proust avec une inquiétante persistance... « Vous êtes devenu quelqu'un. » Cette flatterie touche l'homme mûr mais le laisse rêveur : il s'agit de vivre dans ce « quelqu'un », de n'y pas mourir étouffé... »
C'est peu de dire que vingt ans plus tard il y respirait à l'aise. Il assurait que même sa santé était plus robuste, que les langueurs et les fragilités sont de jeunesse, mais qu'après les avoir dépassées on devenait de fer. Et le voilà qui picorait une huître, goûtait un vin blanc, taquinait une meringue, humait un cognac.
Point avare de sa présence, il se rendait volontiers là où on le priait, pourvu qu'il n'eût pas à s'y ennuyer. D'une exactitude implacable, il arrivait, grand, sec, poncé, leste, recevant avec une sereine courtoisie hommages et effusions. Et partait en deux temps. D'abord, on le surprenait absent, l'œil mi-clos, posé plutôt qu'assis, le visage dans l'ombre de ses mains croisées, ses longues jambes toujours prêtes à se déplier pour accélérer sa retraite si quelqu'un, si quelque chose, d'un coup, lui pesait. Un soupir. Il était là. « Tout cela est bien triste », disait-il dans un souffle. C'était le signe qu'il avait épuisé le plaisir qu'il pouvait attendre de la soirée.
Emeutes. C'est ainsi qu'il est sorti du monde des vivants. En deux temps. Peut-être commençait-il à s'y morfondre.
Rendant grâces au Seigneur et non à ses mérites de ce dont il fut comblé, rien ne le retenait de peser à leur juste poids de délice les honneurs et tout ce qui s'ensuivait. Y compris l'argent. Celui qui accompagna le Nobel, par exemple. Même dans ses rapports avec l'argent, il était naturel.
« La vie d'un écrivain, dit-il le jour où nous venions d'apprendre la mort de Colette, sait-on bien ce que c'est ? Et que j'ai écrit autrefois ceci et cela parce qu'il fallait envoyer les enfants en cure à La Bourboule ? Une commande, alors, c'était une aubaine... »
On n'écrit pas « Le Nœud de vipères » sans en connaître un bout sur la passion de l'argent. Lui n'en fut pas avide, ni détaché plus que de raison.
Le seul point, peut-être, par où il était d'une autre époque, c'est qu'il ne se sentait nullement coupable d'avoir, comme il disait, traversé la vie en wagon de 1re classe. L'ennui de ces voyages-là, c'est qu'ils se font avec des compagnons infréquentables. Les possédants sont infréquentables. Les autres aussi, d'ailleurs. Ils sentent la sueur. Mais les premiers sentent l'argent. Ah ! donnez-nous des roses, écoutons Mozart, soyons exquis, attentifs à nos seules émeutes intérieures, quelle tentation...
Qu'il se soit engagé, lors de la guerre d'Espagne, lui, élevé à droite et au-delà, homme de salon, jubilant académicien tout frais émoulu — et l'Académie d'aujourd'hui est un repaire de trotskistes à côté de ce qu'elle était alors — qu'il ait adhéré au fameux manifeste qui suivit le bombardement de Guernica, c'est énorme. Beaucoup plus qu'on ne peut l'éprouver de nos jours, où la droite est devenue rusée et pleureuse comme un crocodile sur la misère du pauvre monde.
Aux explications qu'il crut devoir donner dans « Sept », le journal des dominicains, et qui paraissent dérisoires quand on les relit après trente-trois ans, on mesure quel scandale c'était, pour la France bien-pensante de 1937, celle qui lisait chaque année « son » Mauriac, de s'insurger contre le bombardement de populations civiles, dès lors qu'elles étaient républicaines.
Combat. Ce scandale, François Mauriac l'a soutenu. Et il note alors quelques « réflexions dans la jungle », qui n'ont pas vieilli. « On devient à leurs yeux l'homme « qui ne joue pas le jeu ». On viole le pacte non écrit qui lie les gens d'une certaine caste, d'un certain monde ; on devient celui contre qui, s'il s'obstine, tout sera permis. »
Et ceci encore :
« Qu'ils se rassurent : le dernier mot appartient presque toujours aux possédants. L'instinct de propriété l'emporte sur les colères, sur les révoltes des classes pauvres. L'homme qui a un trésor veille et, presque toujours, « tient le coup ».
Et ceci, enfin, qui est admirable : « Je n'avais pas d'ennemis quand les autres m'étaient indifférents. »
C'est fini. Il s'est éveillé. Les ennemis ne lui feront plus jamais défaut. La politique s'est emparée de lui et ne le lâchera plus. La politique, c'est-à-dire l'idée que nous nous faisons de l'homme et qui domine à la fin toute vie publique.
Contrairement à ce que l'on dit, il n'a pas oscillé. Mais, avec une souveraine liberté d'allure, il allait là où il croyait qu'était le bon combat, ne permettant pas que l'on intimidât son intelligence. C'est ainsi que, à cause du Maroc, l'éditorialiste du « Figaro » de 1953 retira du quotidien l'article qu'il y publiait chaque mardi, et vint rejoindre L'Express naissant.
L'amitié qui le liait à Pierre Brisson n'en fut pas affectée. Il réserva au « Figaro littéraire » ses méditations sur Barrés et sur Chateaubriand, qui ne risquaient pas d'incommoder, par exemple, cette abonnée du « Figaro » qui signait : « Comtesse de... catholique cent pour cent », pour annoncer qu'elle ne supporterait pas plus longtemps M. Mauriac. Cette catholique qui calculait en pourcentage, touchait, pour lui, au sublime. Geste. Et ce fut le « Bloc-notes », annoncé par une entrée fracassante à la dernière page de L'Express, où, dans un article intitulé « Les Prétendants », François Mauriac écrivait, à propos de Joseph Laniel : « En voilà un qui ne trompe pas son monde ! Ce président massif, on discerne du premier coup d'œil ce qu'il incarne : il y a du lingot dans cet homme-là. Sans doute ignore-t-il « le grand secret de ceux qui entrent dans les emplois » que nous livre le cardinal de Retz, et qui est « de saisir d'abord l'imagination des hommes ». On ne saurait moins parler à l'imagination que M. Joseph Laniel. » C'était parti.
Ce grand homme ombrageux et féroce, je ne sais par quoi nous l'avions attiré dans ce journal encore confidentiel. Je crois que nous l'intéressions, Servan-Schreiber et moi, parce que nous n'entrions, ni ensemble ni séparément, dans une case connue de lui. Pour son radar, toujours en mouvement, nous étions des objets non identifiés, comme on dit des soucoupes volantes. Ah ! si Jean-Jacques avait été croyant, « vous qui êtes sans le savoir un soldat de Dieu », lui disait-il. Il s'y fût tout de suite retrouvé.
Quant à moi... J'en parlerai un autre jour, ou jamais, peu importe. On a aussi le droit de ne pas faire article de tout bois.
A L'Express, il trouva d'abord, bien sûr, l'amusement. La première fois qu'il entra dans le petit bureau que nous occupions, venant du majestueux immeuble du Rond-Point où siège « Le Figaro », il dit : « Chut... Je me cache. L'adultère, aah ! L'Express, c'est ma jeune maîtresse. »
Puis il eut ce geste que nous allions lui voir si souvent : à peine le trait jailli, il portait la main à sa bouche comme les enfants qui ont laissé échapper une incongruité et il pouffait, feignant le remords. Et plus tard :
« Les communistes ne savent rien des bourgeois. Ah ! si nous faisions « L'Humanité », quels dégâts nous ferions vous et moi ! » Angoisse. Mais les choses devinrent très vite sérieuses, et François Mauriac engagé, avec nous, dans un combat qui n'était pas celui pour lequel ce journal avait été créé. Arracher la France, comme on dit d'un avion qu'on l'arrache du sol, c'était cela que nous voulions, et dont nous fûmes distraits par la plus pressante actualité : l'Indochine, la Tunisie, le Maroc, l'Algérie... Sinistre chapelet.
Laissons cela. Ce n'est pas de L'Express qu'il s'agit cette semaine. Mais de François Mauriac. Simplement, ils ont été trop intimement liés, et davantage encore, pendant sept ans, pour passer. Pour oublier, par exemple, cette soirée d'angoisse où nous étions allés visiter Bourguiba, en résidence surveillée dans une villa de banlieue. Réunis autour d'un plat de nouilles qu'un ami du captif avait cuisiné, nous avions entendu le futur chef de la Tunisie s'écrier, son bel œil bleu agrandi par le désespoir : « Cela ne pourra finir que dans le sang, vous entendez, dans le sang ! »
Jean-Jacques discutait, Mauriac écoutait. Le sang. Ah ! fuir, ouvrir Pascal, écouter Mozart... Mais il ne fuyait pas. Il n'a jamais fui. Rupture. « Cette attraction de L'Express », écrivit, dans la N.r.f., un romancier qui ne manque pas de plume, « ce mortel que l'on pourrait croire comblé et qui se montre toujours plus avide. » C'était un trait parmi d'autres, d'une caricature. Mauriac se donna le gant de la reproduire avant de répondre : « L'attraction de L'Express ? Mais êtes-vous sûr qu'un sentiment profond n'alimente pas mon action politique et que ce que vous croyez être une parade n'est pas un combat plein de risques ? Avez-vous mesuré les intérêts que je dérange et dénombré les ennemis redoutables et très puissants que je me suis créés ? Pourquoi suis-je si seul dans cette bataille et comment expliquez-vous que si peu d'ambitieux aient pris le même chemin ? »
Vint de Gaulle. Il fallut deux ans pour que notre désaccord politique devînt rupture. Non rupture d'amitié. Il a souhaité que le dernier « entretien » qu'il pourrait accorder fût publié dans L'Express. Et c'était bien ainsi.
Dans les années 60, le désaccord, de lui à moi, prit un ton particulier : qu'il soutienne une forme d'action politique à laquelle je ne pouvais souscrire ne me choquait pas. C'est de le trouver soudain révérencieux, lui, qui m'abîmait Mauriac, quel que fût l'objet de sa révérence. C'était de me trouver effrontée qui l'affligeait.
On voit là que tout est politique et que rien n'est exclusivement politique. Ce qu'il a illustré de telle sorte que le suprême hommage eût été peut-être d'écrire seulement : « François Mauriac est mort. C'est trop difficile d'écrire après lui, sur lui, et dans ce journal. »
Mais voilà. La vie continue...
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Portrait nécrologique