La comédie du souvenir

Déplore le manque de volonté actuel pour célébrer la libération des camps. Tente de dresser le portrait fort peu élogieux des conceptions françaises actuelles sur la question. Rappelle ce que fut réellement cette guerre et les camps qui l'ont accompagnée.
LA COMEDIE DU SOUVENIR

FRANÇOISE GIROUD

Se souvenir... O Dieu, qui pourrait avoir oublié, ce qui s'appelle oublier ? En ces journées de cérémonies par quoi l'on entend célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la libération des camps de déportés, ce ne sont pas les souvenirs qui manquent. Ce serait plutôt le goût de les évoquer.
Ou alors il faut mentir, farder, entrer dans le jeu qui se joue aujourd'hui pour faire comme si les années quarante furent, après la défaite, celles de l'immense soulèvement d'un peuple cabré contre l'occupant.
On rêverait, en vérité, qu'un homme saisisse la plume, le micro ou le petit écran pour dire : « Eh bien, moi, je n'ai rien fait ! Et, d'ailleurs, vous non plus, sans doute. Rien de bien, rien de courageux, rien de mal non plus, enfin rien de très mal. De menues lâchetés. On avait peur, quoi ! Et puis, du moment que le Maréchal était pour les Fritz, on n'avait pas à être plus patriote que lui, non ? Les déportés, ce qui leur est arrivé, c'est pour leurs pieds. Ils n'avaient qu'à ne pas s'en mêler et à faire comme tout le monde. Se tenir à carreau et attendre. De toute façon, la guerre, c'est pas eux qui l'ont gagnée, hein ? »
On rêverait que ce discours soit tenu, parce qu'il serait l'expression de la mentalité publique, telle qu'elle s'est, en réalité, manifestée. Et qu'il serait bien plus intéressant, instructif, salubre, de creuser la vérité que de répandre la légende.
Mais non. Nous nageons, au contraire, dans le récit épique propre à faire croire que le combat entre l'Allemagne national - socialiste et son idéologie a été la chose la mieux partagée, et la France, une pépinière de héros.
Tout cela n'a plus, aujourd'hui, aucune importance, aucune, réellement. Mais dès lors que l'on s'obstine à nous agiter une clochette sous le nez pour dire : « Souvenez-vous... », eh bien, il est fatal que l'on se souvienne.
Il y a eu de Gaulle, voilà. Et puis une poignée d'hommes et de femmes, parfois fort humbles, qui ont sauvé un lambeau d'honneur et qui représentaient, tous ensemble, environ 1 % de la population. Les comptes ont été faits. Et puis il y a eu les purs salauds, qui ont été, sans doute, plutôt moins nombreux. Et puis, entre les deux, des millions de gens qui ont vécu le moins mal qu'ils ont pu, en essayant de ne pas se compromettre, et lorsque les camps de déportés se sont ouverts, la guerre en était au point où ils n'avaient plus à se faire du souci. C'était joué.
Malheur à qui remue le fond d'une nation, a dit je ne sais plus qui, Chamfort peut-être, à moins que ce ne soit Rivarol. Le fond avait eu le temps, pendant quatre ans, de remonter à la surface jusqu'à ce que le pays pue de partout, et surtout de la tête. Mais, en avril 1945, c'était à peu près fini. C'est alors que l'on a su. Que l'on a su ce qui, dans les camps, s'était passé.
La guerre, ce n'était pas la guerre. C'était une invention proprement fantastique, qui consistait non pas à tuer l'ennemi, mais à lui faire perdre, à ses propres yeux, son état d'être humain.
Il y a eu ce camp où les SS ne laissaient les femmes marcher qu'à quatre pattes. Il y a eu, partout, la scène de la soupe volontairement renversée sur le sol pour que les détenus, affamés jusqu'à l'hallucination, se mettent à plat ventre et lapent. Il y a eu, à travers tous les camps, une entreprise, unique dans l'Histoire, de dégradation systématique menée au niveau d'un Etat : traitez les hommes comme de la boue, ils deviendront réellement de la boue. Telle était la doctrine. Entreprise abjecte, inexplicable, perversion dont le récit, par un seul, eût laissé incrédule, mais il en restait assez pour témoigner que l'indicible avait eu lieu.
En vérité, il en restait peu. Deux cent vingt mille déportés s'étaient fondus, épuisés, poussière dans la poussière, avec la terre d'Allemagne. Quinze mille à Buchenwald, dix mille à Bergen-Belsen, à Struthof, à Oranienburg, treize mille à Neuengamme, neuf mille à Mauthausen, à Ravensbruck, quatre mille à Flossenburg, cent quarante mille à Auschwitz.
Rien de froid comme les chiffres. Mais que surgissent, dans la mémoire : un visage, deux visages, cherchés en vain pendant des jours et des jours, il y a vingt-cinq ans, parmi les squelettes vivants qui hantaient l'hôtel Lutétia à Paris, où arrivaient les rapatriés, et le souvenir devient intolérable. Il ne faut pas se souvenir.
Ce n'étaient pas des prisonniers qui revenaient, un peu maigres, ahuris et penauds, comme sont toujours les prisonniers. C'étaient des hommes et des femmes qui avaient vu le mal absolu, et qui en gardaient comme une taie sur les yeux. Beaucoup refusaient d'en parler et s'y sont toujours refusés.
D'autres, simplement, ne savaient pas comment le faire. Alors, autour d'eux, on s'étonnait qu'ayant descendu le dernier cercle de l'enfer, ils en remontent dépourvus de vocabulaire, et capables éventuellement de mauvaise humeur pour un café servi tiède. Pour avoir été déportés, ils n'en étaient pas devenus des saints, des conteurs ou des philosophes.
La déportation, jusqu'à leur retour, on avait cru que c'était une façon un peu rude d'être captif. La torture pendant les interrogatoires, si l'on était pris, on y pensait, oui. Les Allemands ne l'ont pas inventée. Mais comment imaginer le camp d'abjection...
A remuer tout cela après un quart de siècle, on ne se fait pas de bien. Mais il faut voir que rien de ce qui fut n'est fini, vraiment fini. La queue du dragon, on la croit coupée, et toujours elle repousse.
La déportation, avec cette ampleur, cette monstrueuse futilité, ne s'est pas encore reproduite, mais elle n'était que le couronnement d'un système. Et le système, lui, fleurit. C'est le même, peint en rouge, qui a conduit Artur London à « l'aveu ». Et ce ne sont pas des policiers pervers mais des gouvernements, auprès desquels nous avons des ambassadeurs, qui ordonnent la torture, en Grèce, la torture, au Brésil.
L'un des derniers Brésiliens tombés entre des mains de bourreaux, avec ses deux fils et sa bru, M. Apolonio de Carvalho, n'est pas un inconnu ici. Il joua un rôle important dans la résistance militaire en zone sud. On l'appelait le colonel Edmond. Il est, à ce titre, chevalier de la Légion d'honneur, croix de guerre, médaillé de la Résistance. La France fera-t-elle un geste, un effort pour l'arracher au supplice ?
Alors on pourrait parler d'hommage aux déportés qui, en leur temps, subirent semblables outrages. Le seul qui vaille. Tout le reste appartient à la comédie du souvenir.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express