Critique cinématographique de « Playtime » de Jacques Tati. Révèle son ennui devant la longueur de ce film.
N'est-il pas attendrissant, ce Bernard Palissy du cinématographe qui se nomme Jacques Tati ? Lui aussi enfourne ses meubles et jusques au plancher de sa chambre dans ses fourneaux, pour que le feu cuise l'émail de ses films. Comme le potier de nos livres d'enfants, on s'attendait qu'il dise, le soir de la première parisienne de « Playtime » : « J'étais dans une telle angoisse que je ne saurais en donner l'idée. J'étais tout tari et desséché par le labeur et par la chaleur des fours. »
Mais le mot « four » n'est pas de ceux que l'on prononce dans le monde du spectacle. Au demeurant, Jacques Tati est un sexagénaire pudique. Si nous ne pouvons rien ignorer de ses transes, des papiers bleus que lui portent les huissiers et des encouragements héroïques de sa famille, réduite depuis quatre ans à la portion congrue pour qu'un film de 15 Millions de Francs lourds, tourné en couleur et en 70 mm dans un décor de 4 Millions de Francs, soit enfin achevé, l'auteur n'a pas sollicité cette publicité. L'immense effort déployé commande d'ailleurs le respect. Mais non le produit de cet effort. L'œuvre d'art ne se juge pas à son poids de sueur ni d'argent.
Voici donc « Playtime », mot sans signification pour désigner un film qui en a une : M. Hulot, incarnation du Français moyen, est allergique aux immeubles qui dépassent six étages, aux meubles dits fonctionnels, aux interphones, aux ascenseurs à fermeture automatique, aux baies vitrées, aux parois d'acier poli, aux supermarchés et à la télévision. Rien de plus normal : ses parents ont été, avant lui, allergiques aux appartements situés au sixième (on y mettait les « chambres de bonne » ; maintenant, elles sont au rez-de-chaussée), aux ascenseurs hydrauliques, à la téhessef, au téléphone, aux vide-ordures, aux machines comptables, à la minuterie et aux voyages aériens.
Quant à ses grands-parents, ils ont été terrorisés par le chemin de fer. Et, sans doute, les M. Hulot du XVIIe siècle disaient-ils, en voyant pousser le château de Versailles : « Comment peut-on vivre là-dedans ? »
Appliquant son génie de l'observation comique aux temps modernes, Jacques Tati, promenant à la fois M. Hulot et un groupe de touristes américains dans le nouveau Paris, conduira aux sommets de la satisfaction plusieurs catégories de spectateurs : les vieilles personnes, les gens très fatigués, tous les Français persuadés que les meubles anciens n'ont jamais été des meubles modernes, qui tiennent le Sacré-Cœur pour une perle d'architecture, qui aiment la tour Eiffel comme leur grande sœur, mais qui hurleraient d'horreur si son audacieuse équivalence, en notre siècle, était érigée dans la capitale. (Aucun danger : personne n'est aujourd'hui en France, en état de concevoir et d'imposer, dans aucun domaine, l'entreprise folle que fut, en 1889, la construction de la tour Eiffel.)
Combien sont-ils, ces spectateurs potentiels ? On les espère nombreux, pour le gentil Tati. Mais dans un pays bien portant, ils devraient être minoritaires. Peut-être, d'ailleurs, le sont-ils ? Alors, la beauté de l'aéroport d'Orly, la splendeur des blocs de verre et d'acier poli qui hérissent le décor du film, la grâce des lampadaires en gerbe, dont le double sillon projette dans le ciel la trajectoire des autoroutes, tout cela les touchera. Et puis, dans ce cadre, l'intense drôlerie de quelques notations satiriques justes. Parmi beaucoup d'autres, inefficaces parce qu'elles sont outrées. Comme toujours, la satire est savoureuse, la caricature ennuyeuse.
Et l'on désespère alors qu'on espère toujours, lorsque soudain « Playtime » rebondit. Renonçant à délivrer un message, l'auteur retrouve sa verve pour dérouler l'étourdissante inauguration d'une boîte de nuit dont les plâtres sont à peine secs. Séquence grandiose, par le mouvement, l'accumulation des gags, la perfection du moindre figurant, la richesse des détails, l'accélération du rythme qui, ailleurs, manque souvent. C'est du grand comique, s'exerçant au détriment du toc.
Nous n'en avons pas fini, hélas, avec le message, et l'on se demande si ce feu d'artifice ne va pas se terminer par « Auprès de ma blonde » avec accompagnement de « Sambre et Meuse ». Car il y a eu du Couderc dans ce Tati-là.
L'ennui, le vrai, est que « Playtime » dure 2 heures 34. Quand bien même les meilleurs gags s'y succéderaient, il n'y a pas d'exemple qu'un film comique tienne la distance au-delà d'une heure quarante. Chaplin le savait bien, qui en fît une règle d'or. Le gentil Tati en est tout amorti.
Alors, dans les moments où l'on croise et décroise les jambes, on a le temps de se demander pourquoi « Playtime » n'a jamais, dans ses meilleurs instants, la force percutante et quasi déchirante des « Temps modernes », les vrais, ceux de Chaplin.
Peut-être parce qu'il y avait quelque chose de radicalement neuf, de tragique et, en quelque sorte, de définitif dans la relation entre l'homme et la machine. Quelque chose que le clown génial traduisait par le rire, mais qui vous saisissait au cœur.
Alors qu'il n'y a aucune différence de nature entre un immeuble de six étages et un de vingt-quatre, entre un bureau crasseux et un bureau moderne, entre les gadgets inventés par Tati pour en moquer l'usage — le balai équipé de phares pour nettoyer sous les meubles, la porte qui claque sans bruit, la poubelle mécanique déguisée en tronçon de colonne grecque — et l'aspirateur, la machine à coudre ou l'essuie-glace qui existaient il y a trente ans. Et dont personne ne pense aujourd'hui qu'ils sont les scandaleux symboles de notre scandaleuse civilisation, mais de commodes serviteurs, et rien de plus.
Le saut, il y a longtemps que nous l'avons fait. La différence, c'est le nombre de gens qui sont maintenant en situation de le faire. Chacun est libre de le déplorer. Mais alors il faut dire la vérité : que l'on se moque des autres. Parce qu'il n'y aura jamais, en effet, des autos pour tout le monde et des routes vides pour chacun, des salles de bains pour tout le monde et des hôtels particuliers avec jardin pour chacun ; des Cézanne pour tout le monde et un Cézanne pour chacun.
Peut-être un nouveau Chaplin tournera-t-il un jour « Les Nouveaux Temps modernes ». Le petit homme sera aux prises avec les ordinateurs. Et alors là, oui, le tragi-comique retrouvera sa puissance.
C'est la dimension qui manque à « Playtime » pour être mieux qu'une série de sketches dont les uns sont brillants, les autres moins, et qui passe même à côté du phénomène télévision. Tati est en retard de deux révolutions.
Playtime ?... Playback.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Cinéma