Vivre sa mort

Fg fait écho à un reportage diffusé sur la BBC consacré à trois personnes atteintes d'un mal incurable et condamnées à une mort prochaine, qui soudain font l'expérience du bonheur. FG imagine que cette émission eu un impact éphémère avant que chacun retou
C'est arrivé à Londres il y a quelques semaines. Un homme, M. Sam Perry, est apparu sur l'écran de la télévision, et il a dit : « Je suis heureux. »
Une femme, Mme Christine Skinner, lui a succédé et elle a dit : « Chaque matin, je me réveille avec un indescriptible sentiment de joie. »
Puis un jeune homme, M. Peter Vambur, s'est présenté avec sa femme, et ils ont dit : « Maintenant, nous menons une vie plus intense, plus pleine, plus riche que celle des autres couples... »
Le secret de cette joie de vivre si rarement exprimée aujourd'hui ? Le plus simple, et le plus troublant : M. Perry, Mme Skinner et M. Vambur savent qu'ils vont mourir. Très vite. Avant trois mois. Ils abritent, tous les trois, un mal incurable. Ils en ont été prévenus. Et dans le cadre d'une émission de la B.B.C. qui a lieu tous les mercredis, « Man Alive » (« L'Homme dans la vie »), ils sont venus dire, dans leur langage de tous les jours, comment on fait pour vivre avec sa propre mort.
Ce sont des gens quelconques, mystérieux comme tout le monde, mais pas davantage, semblables à tous ceux qui acceptent, le mercredi soir, de livrer ce qu'ils peuvent de leur vérité. Aucune philosophie particulière ne les soutient. Aucune grâce ne les illumine. La souffrance physique leur est épargnée et ce n'est pas la perspective d'en être délivrés qui leur masque celle de l'anéantissement prochain. D'ailleurs, cet anéantissement, ils en connaissent, à peu de chose près, la date.
Parce que chacun, au jour de sa mort, croit être le premier à mourir, comme on croit être, quand on aime, le premier à aimer, ils ont commencé, bien sûr, par se révolter.
« Pendant une semaine, a dit M. Perry, j'ai détesté les médecins... »
Et Peter Wambur : « Ç'a été un choc terrible. Quelque chose comme des tonnes d'eau glacée. Je gelais. Et puis j'ai été saisi d'une immense fatigue... »
Mme Skinner, elle, a prié. Encore une minute, monsieur le bourreau...
Mais ensuite, quelque chose d'étrange s'est produit. Depuis que demain ne leur appartient plus, les trois condamnés ont vu soudain le temps s'étirer. Depuis qu'ils n'ont plus d'avenir, ils se sont découvert un présent.
« Une heure bien remplie vaut mieux que des siècles et des siècles de négligence, dit Ionesco dans « Le Roi se meurt ». Cinq minutes suffisent, dix secondes conscientes... »
Ils sont conscients, voilà.
« Autrefois, a dit M. Perry, du temps où je menais une vie normale, je me tourmentais à propos de tout. J'avais peur de vieillir, j'étais exaspéré quand il pleuvait. Préparer mes
vacances, c'était un vrai casse-tête. Et l'argent... L'argent me tracassait sans fin. Aujourd'hui, tout cela est fini. J'éprouve un sentiment de tranquillité extraordinaire. Je fais ce que j'ai envie de faire, je le fais tout de suite, sans attendre. Jamais je n'ai connu une telle paix... J'ai découvert un sentiment de plénitude qui ressemble au bonheur. » Il a 52 ans.
Mme Skinner, elle, était une mère nerveuse, coléreuse, toujours pressée, parfois injuste avec ses trois turbulents petits enfants. Maintenant, parce qu'elle n'a plus beaucoup de temps, elle a soudain le temps.
« Parfois, a-t-elle dit, je marche longuement, tranquillement... Je vois tout comme pour la première fois, mes petits, ma maison, le soleil, la rue... Je regarde les gens, les portes, chaque pierre, intensément, comme pour les emporter dans ma mémoire. »
Elle a 35 ans.
M. Peter Vambur a fait plus. Il s'est marié. Et il a décidé d'avoir un enfant, qu'il ne verra sans doute jamais.
Des trois, c'est le plus jeune — 30 ans — et c'est celui qui a traversé la plus forte crise. Mais une jeune femme belle et brune de 26 ans, Wendy, l'a hissé hors du désespoir. Et maintenant :
« Chacun des mots que nous échangeons, chaque geste accompli est devenu pour nous quelque chose de précieux... Chacun des instants qui nous restent à partager, nous le passons ensemble... Nous ne nous quittons jamais... Oui, nous voulons avoir un enfant... Ainsi, ce qui nous unit durera au-delà de la mort... »
En les voyant, tous deux, si attentifs à ce bonheur tragique qu'ils se sont inventé, les téléspectateurs ont eu envie de demander grâce pour Peter Wambur. Mais à qui ?
Alors, parce que l'ombre de la mort avait envahi l'écran, les couples pour un instant se sont rapprochés. Les parents ont serré contre eux leurs enfants. Les jeunes ont regardé les vieux et se sont dit : « Est-ce vrai ? Est-ce possible ? Ils sont donc mortels ? Un jour, ma mère ne sera plus là... Mon père aura disparu... Demain. Après-demain, peut-être. Pourquoi est-ce que je les vois si rarement ? »
Chacun a su, le temps d'un éclair, que l'autre était unique, irremplaçable, inimitable, et qu'il faudrait, oui, qu'il faudrait quelquefois y penser.
Et puis la vie a recommencé. Il paraît que, depuis, tout le monde a oublié.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express