Un bon jeune homme

« Petit soldat », deuxième film de Godard, retenu par la censure.
« Le petit soldat », de J.-L. Godard, avec Michel Subor et Anna Karina.
Il a des moustaches de grognard, ce « Petit Soldat » ! Retenu depuis 1900, par la censure, le deuxième film de Jean-Luc Godard sort de cette longue pénitence plus ridé sur le fond qu'un Mack Sennett. Ce qui suffirait à indiquer qu'il ne s'agit ni du « Potemkine », ni de « L'Espoir » de la guerre d'Algérie.
Le propos de l'auteur était d'ailleurs moins ambitieux.
L'universel n'est pas sa dimension. Ce qu'il réussit, c'est le particulier.
« Le Petit Soldat » est un bavardage à propos d'une sorte de vagabondage intellectuel autour d'une petite anecdote qui se situe au niveau de la bande dessinée.

C'est amusant, les bandes dessinées. Et Godard s'est sûrement diverti à essayer de faire, dans le cadre lisse de Genève, sur « background » politique, un film de gangsters tourné à l'américaine. De ce côté-là, c'est raté. Normal. C'est très difficile, il y faut du métier, et Godard en était tout juste à son deuxième film. Alors il se débat, de façon plutôt attendrissante, entre des tueurs, des poursuites, des voitures et des revolvers.
Mais l'anecdote, ce n'est rien : la petite concession faite au public, le support à partir duquel Godard peut faire son voyage à travers Godard.
Et ça bouillonne, là-dedans ! Et il en sait des choses ! La vie, la mort, la guerre, l'amour, l'art, les femmes, les automobiles, tout lui est matière à discours.
Et, présomption ou humilité, peu importe, là où ses confrères se donnent un mal infini pour exprimer ce qu'ils croient avoir à dire à travers une action ou une situation, lui plante sa caméra devant — ou derrière — un personnage, et lui fait déclarer à propos de bottes des choses définitives, d'autant mieux formulées qu'elles l'ont été par Sacha Guitry, Lénine, Napoléon ou Giraudoux. Pourquoi se priver, je vous le demande, d'aussi brillants collaborateurs ! Comme le héros du « Petit Soldat » est un jeune bourgeois à l'esprit confus, la citation est un mode d'expression qui lui convient à merveille. Il pense et parle par référence.
Anna Karina l'écoute. Et on sait comme elle écoute bien.
Il agit aussi par référence, par référence à ce qu'un jeune homme, admirateur de Drieu la Rochelle, peut imaginer que l'on fait quand on a vingt ans et qu'il y a guerre, en Algérie.
Il a déserté. Il a rejoint, à Genève, un groupe d'action Algérie française. Il s'est fait tueur. Mais, fort préoccupé de lui-même, les jours où il n'a pas envie de tuer, il refuse. Ce ne sont pas les victimes éventuelles qui le soucient, c'est le sentiment qu'il aurait d'aliéner sa liberté en obéissant à contrecœur.
Ces subtilités échappent à ses chefs qui lui font quelques ennuis. On le verra se faire un peu torturer par des membres du F.L.N. qui potassent d'une main Mao Tsé-Toung et de l'autre la magnéto. Il résistera, non par conviction politique ou parce qu'un idéal quelconque l'anime mais parce qu'il attache une immense importance à ce qu'il pense de lui-même. Et il se sortira de ces divers désagréments pas du tout mécontent de lui, ayant préservé sa disponibilité intérieure pour tout autre jeu.
Quant à sa maîtresse, complice du F.L.N., ce sont les Français qui lui régleront son affaire. Du moins ai-je cru le comprendre au détour d'une phrase.

Tout cela entaché d'incrédibilité totale, et traité avec le détachement distingué de ceux qui ont, sur la guerre, la torture, la mort, l'engagement politique, une vue à la fois abstraite et romantique.
Je m'excuse de penser — chacun son tour — que, au plan des idées, ce film n'est même pas antipathique : il n'a strictement aucune importance, parce qu'il est sans poids, sans chaleur, sans émotion et qu'il laisse aussi imperméable qu'une toile cirée.
Mais au milieu de cet essai confus sur un sujet confus, on tombe soudain sur une digression de grand style. Le héros, Michel Subor, photographie chez elle la cover girl dont il est amoureux, Anna Karina. Il tourne autour d'elle, son appareil vissé sur l'œil ; il bouge beaucoup, elle remue à peine, lissant et relissant ses cheveux. Il se déplace très vite le long de murs nus, et ce ballet devient une sorte de prise de possession silencieuse de la fille par le garçon, une étreinte où leurs corps ne se touchent jamais et qui, cependant, est intense.
Ce pan de film justifie tout ce que l'on a pu écrire d'apparemment excessif sur le talent incomparable de Jean-Luc Godard. Sa carrière semble compromise dans la philosophie, mais dans le cinéma, faites-lui confiance.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express