« Ciel pur », film soviétique et « Un coeur gros comme ça », film français
Deux arts qui n'ont plus rien en commun.
« Ciel pur », de Gregori Tchoukhraï.
« Un coeur gros comme ça », de François Reichenbach.
Deux univers différents, deux arts qui n'ont plus rien en commun... Et cela se nomme également « cinéma ».
« Ciel pur », film soviétique, est représentation de situations et de sentiments selon les méthodes les plus classiques.
« Un cœur gros comme ça », film français, est enregistrement d'impressions, selon la méthode la plus moderne. Et, curieusement, c'est le premier qui pourrait le plus aisément se passer de paroles..
C'est un beau film, « Ciel pur ». Le tout est d'y aller voir. Et pourquoi pas reconnaître que l'envie ne vous en tenaille guère ?
Et puis le charme opère, qui met en mouvement à la fois l'esprit et le cœur.
Côté cœur, une merveilleuse héroïne russe, tendre, passionnée, lieuse, coquette, intense, irréductible, qui semble sortir tout droit d'un roman de Tolstoï, une petite sœur populaire de la Natacha de « Guerre et Paix », une jeune fille. Et, à suivre l'histoire de son amour pour un bel aviateur, on se prend à se demander si les Soviétiques ne sont pas les derniers romantiques de notre planète, les derniers en tout cas qui ne craignent pas de le montrer.
Sacha l'étudiante — c'est son nom — est toute jeunette lorsque la guerre éclate. Pas de mère, père au front, elle entre en usine. Elle veut son héros — et les héros des jeunes filles ne sont jamais des mineurs de fond ou des employés de bureau ; ils montent toujours un cheval blanc qui, de nos jours, est avion. Donc, elle le veut, elle l'aura, elle vivra quelques jours d'amour fou, elle l'attendra quelques années et lui demeurera fidèle jusqu'au fond de l'adversité. Quand on pense que la Russie est donnée, en Occident, pour la patrie des matérialistes... Mais ce n'est qu'un aspect du film. L'autre est politique.
Tchoukhraï, le metteur en scène, doit avoir aujourd'hui 45 ans. Il a fait la guerre très jeune, il a été gravement blessé, et, au retour, il s'est remis au cinéma. On lui doit en particulier « Le 41 » et « La Ballade du soldat ».
Le scénario de « Ciel pur » est, à l'origine, l'œuvre d'un journaliste qui voulait raconter l'existence d'un pilote d'essai. Il est resté longtemps dans les carions des bureaucrates du cinéma. Tchoukhraï l'en a extirpé et l'a remanié, dans le but de montrer les problèmes auxquels un homme un peu exceptionnel se heurte dans la société soviétique.
De tout cela, que reste-t-il ? Le schéma suivant. Le pilote (Alexis Astakhov) a été abattu et il est tombé dans les lignes allemandes. Membre du parti, il aurait dû, selon les consignes, ne pas se laisser prendre vivant. Quand il est libéré, après la guerre, avec les autres prisonniers, il est traité en suspect. Le parti l'élimine. Il ne peut pas réintégrer son métier, le seul qu'il sache faire. Inadaptable, il se met à boire avant de se résigner à devenir apprenti d'usine, mais il est prêt à trouver cela juste. Ce sont les jeunes gens, ceux qui n'ont pas connu la Révolution et à peine la guerre, qui s'insurgent contre un tel ordre.
La fin de l'histoire ? C'est tout simple, et aussi exaspérant dans , la convention que les plus purs produits de l'époque stalinienne. Staline meurt. Six mois plus tard, Astakhov est réintégré par le parti et retrouve ses ailes. Plus d'usine pour le héros et pour sa fidèle compagne. M. et Mme Astakhov, et leur charmant bambin, vivront désormais dans la charmante aisance qui leur est due.
Passons sur la vraisemblance et sur l'état dans lequel un homme, pilote d'essai en 1940, est capable, quinze ans plus tard, après une cure d'alcoolisme, de reprendre son activité. Sur le visage de la jeune femme, il y a au moins, sans artifice de maquillage, par le seul talent de l'actrice, Nina Drobycheva, l'ombre des années de lutte, la tristesse d'un sourire qui n'aura plus jamais sa radieuse lumière juvénile. Mais « Ciel pur » est le premier film qui entérine officiellement le dégel » et il est d'abord destiné au public soviétique qui l'a, dit-on, passionnément discuté.
Si nous ne pouvons, pas être, ici, insensibles à ce que ce « dégel » porte de positif et de virtualités diverses pour l'avenir (mais c'est là un sujet qui déborde le cadre de cette chronique), nous ne pouvons pas non plus ne pas ressentir qu'un conformisme nouveau s'est substitué à l'ancien.
Il reste que « Ciel pur » a une qualité d'émotion, de chaleur et de sincérité qui contraste étrangement avec la sécheresse parfois mélancolique des cinémas occidentaux. On y trouve un peu d'humour, aussi. Et puis, rompant soudain une série d'images académiques, Tchoukhraï a réussi une séquence fulgurante, digne de figurer dans les cinémathèques : mille femmes attendent, sur le quai d'une gare, le convoi qui doit passer, transportant des soldats d'un point à l'autre du front de guerre. Elles vont voir, embrasser, toucher un instant le mari, le père, le fiancé pour lequel jeunes et vieilles, se repassant un pauvre miroir, ajustent fébrilement un fichu, rectifient une mèche. Le train entre en gare, les wagons dénient. Alors, c'est d'abord l'étonnement, puis l'inquiétude, puis l'affolement du regard qui cherche à croiser, ne fut-ce qu'un instant, le regard de l'autre mais comment le saisir dans cette masse kaki décomposée par la vitesse ? — puis le désespoir, lorsque le convoi disparaît. Il n'a même pas ralenti. C'est admirable.
Le cinéma-voleur
A l'autre bout du cinéma, il faut voir « Un cœur gros comme ça », de François Reichenbach.
Bourré de talent, de drôlerie, de séquences succulentes, ce films-reportage sur la vie parisienne d'un jeune homme très noir, qui nourrit la passion de la boxe et l'ambition d'être champion, démode cruellement le néo-réalisme.
Cinéma-vérité ? Le terme semble décidément impropre. Rien n'est plus subjectif qu'un objectif. Cinéma-voleur, plutôt, cinéma microscope qui dérobe ce dont jamais l'oreille et l'œil ne savent faire la synthèse, ce que nous percevons, mais sans le voir vraiment, faute de pouvoir l'isoler : l'infiniment petit dans l'homme.
La souplesse de l'appareillage permet maintenant ces enregistrements clandestins, qui violent les visages et traquent le langage. Encore faut-il savoir s'en servir, et, une fois le butin acquis, éliminer, trier, articuler images et sons.
Et Reichenbach possède à merveille sa science.
Dans la mesure où un tel cinéma éclate définitivement hors de la littérature comme du théâtre, le film ne peut pas davantage se raconter avec des mots qu'on ne raconte un tableau ou une sonate. Et cependant le texte y joue un rôle majeur, alors que, aussi bavard soit-il, le cinéma « parlant » n'est le plus souvent que du cinéma muet plus des paroles réductibles à des sous-titres.
Ici, rien de pareil. Ce que le petit boxeur livre de ses impressions de Parisien tout neuf, le dialogue qu'il échange avec des voyageurs dans un train, avec une jeune Japonaise qu'il promène au Bois, avec la voyante qu'il consulte, les exclamations qui échappent aux spectateurs des combats de boxe, tous ces propos spontanés qui conduisent parfois à éclater de rire, qui vous feront jubiler dans votre fauteuil, ils seraient décolorés si on les rapportait privés de leur dimension cinématographique.
Les séquences qui se succèdent à une cadence allègre ne sont pas toutes d'égale valeur (un certain « brouillard sur Paris », avec complainte de Léo Ferré, est même franchement incongru), et il semble tout à fait dommage que l'extrême fin du film soit relativement faible, plate. Le public est ainsi fait que, souvent, l'ultime impression l'emporte sur les précédentes. Cé serait, ici, particulièrement injuste tant le film grouille de richesses, parfois furtives, parfois évidentes, jamais appuyées.
Et puis il y a un rare et vif agrément à voir un usage intelligent et sensible du cinéma-voleur. Car cette technique vaut ce que vaut celui qui l'emploie. Reichenbach montre, hors sa science, une sorte de bonté, de sympathie pour ceux qu'il surprend, qui épargne tout caractère de dérision ou de sadisme à son observation. Parfois moqueur, jamais cruel, le choix de ses angles, son montage, ne visent jamais à ridiculiser. Et lorsqu'il fait rire, c'est d'un rire bienveillant.
Le cinéma-voleur trahit beaucoup plus crûment qu'une œuvre de fiction élaborée la personnalité de l'auteur d'un film. L'identification du spectateur ne se fait plus avec tel ou tel personnage, mais avec celui qui propose sa vérité.
Selon que votre façon de regarder les autres et vos sujets d'intérêt seront plus ou moins proches de Français Reichenbach, vous serez plus ou moins touchés par ce film.
Ceux qui aiment le cinéma ne peuvent en tout cas pas ignorer un exploit aussi radical et chargé de sens pour l'avenir.