Sur un premier film « Combat dans l'île » d'Alain Cavalier, ancien assistant de Louis Malle
Péripéties quotidiennes à la française, confort et angoisse à la suédoise.
C'est plein de bosses et de trous, ça part de tous les côtés, ça tient ensemble avec des ficelles, et pourtant c'est plein d'intérêt, - ce « Combat dans l'île ».
Voilà d'abord un jeune réalisateur, Alain Cavalier, qui pour son premier long métrage fonce bravement dans l'actualité au lieu de se garer derrière un titre sûr ou une énigme policière. Et quelle actualité ! Un petit extrémiste, issu de la bonne société, et son groupe d'action ; un attentat au bazooka contre un député ennemi ; une trahison idéologique, un assassinat, un combat singulier au revolver... Des péripéties quotidiennes, en somme, et qui vont bon train.
Mas ce que l'on retient de ce film, ce n'est pas une histoire où il y a trop d'histoires pour qu'il en reste une, c'est un personnage : celui d'un fasciste par tempérament, avec ses violences innées, ses transes, ses enfantillages, ses poings puis ses armes en guise de vocabulaire, ses relations à la fois solennelles et puériles à sa femme, à ses amis.
Alain Cavalier a voulu, semble-t-il, situer cet intéressant produit sécrété par notre époque dans ses rapports humains, et il y est parvenu avec l'aide d'un interprète remarquable, Jean-Louis Trintignant.
Un carré
Cet aspect du « Combat dans l'île » mérite, à lui seul, qu'on lui consacre une soirée.
Bien sûr, il y a le reste, qui se voit d'ailleurs sans ennui. Mais si Alain Cavalier, ancien assistant de Louis Malle, tient d'une main ferme dès ce premier film sa caméra et ses interprètes (même Romy Schneider en oublie pendant de longs moments de montrer comme elle sait bien « jouer la comédie »), il ne sait pas encore conduire un récit, le
couper, le bâtir, le coudre. Alors les points se mélangent, se chevauchent, tirent ici, froncent là, s'égarent ailleurs.
Elève Cavalier, asseyez-vous, avec vos petits camarades, et regardez : le professeur Ingmar Bergman donne à tous cette semaine, sur les écrans parisiens, un cours magistral de science appliquée, avec son dernier film : « A travers le miroir ».
Comme toujours, lorsqu'un maître opère, on croirait que rien n'est plus simple. Ainsi de Noureiev quand il saute, ou de Picasso quand il peint.
Non que ce Bergman-là soit, pour mon goût, le meilleur. « A travers le miroir » n'a ni la saveur, ni la grâce, ni le parfum de « Sourires d'une nuit d'été ». C'est le Bergman mystique qui s'exprime cette fois, interlocuteur obstiné d'un Dieu qu'il appelle et qu'il nie avec la même fureur.
On lui a maintes fois reproché, en particulier dans les milieux intellectuels, son approche primaire des problèmes métaphysiques, Attendons, pour lui en faire grief, que d'autres, au cinéma, s'en approchent mieux. Pour le moment, à partir d'un sujet contestable,- il a construit une œuvre parfaite, brûlante et froide comme un cube de glace. Indivisible aussi. A prendre ou à rejeter en bloc, selon qu'on lui est sensible ou réfractaire, car la forme et le fond en sont inséparables, l'une soutenant l'autre et donnant au film ce caractère abouti si rare à l'écran.
En quelques minutes, Bergman pose son thème.
Un carré de personnages : une jeune femme ; son mari, médecin ; son père, écrivain ; son frère, étudiant.
Subtiles frontières
Un décor : la résidence d'été où sont réunis ces Suédois d'aujourd'hui : langage rauque et économe, confort et angoisse modernes à tous les étages. Chacun est muré dans son désespoir intérieur, désespoir poli, et gris comme la mer qui cerne et isole la maison.
Mais la nature de l'angoisse qui vibre, d'entrée, autour de ce quatuor est d'un degré plus intense qu'il n'est courant, même parmi les adultes hautement civilisés d'un pays hautement industrialisé.
C'est qu'elle est étrange, la jeune femme, avec sa bouche avide et son regard prisonnier dans un visage de petite fille, tantôt trop lasse, tantôt trop gaie.
Un jour, quelque chose a craqué dans sa tête. Depuis, elle oscille sur la subtile frontière qui sépare l'angoisse de la folie. Elle déserte parfois l'univers glacé de la raison raisonnante pour se réfugier dans un monde imaginaire où elle entend « Quelqu'un », où elle attend « Quelqu'un ».
Son frère l'aime mais la craint. Son père, en bon créateur qu'il est, n'aime que son oeuvre. Son mari peut à tout moment vaciller, qu'elle a l'ouïe trop fine, le sommeil trop léger, les nerfs trop fins, les sens à la fois rebelles et affolés. Et il veille sur sa femme-enfant malade avec une patience infinie.
Rarement cette forme d'amour conjugal aura été traduite à l'écran en si peu de mots, en si peu d'images, avec plus de vérité.
Pas de recours
Entre ces trois hommes taciturnes, la jeune femme erre, captive, se cognant à l'un, à l'autre. C'est au plus fragile, l'adolescent, qu'un après-midi elle s'attaquera, l'entraînant jusque dans l'inceste.
Le film va crescendo, comme la montée du délire dans son corps et dans son esprit. Lorsque, tendue vers l'invisible, elle attend, éperdue, que Dieu paraisse enfin, l'assiste et la délivre, c'est une araignée géante qui descend du ciel. Suprême dérision : l'ombre hideuse et vrombissante de l'araignée, qui enveloppe la maison, c'est celle de l'hélicoptère-ambulance dans lequel son mari l'emmènera.
Elle a traversé le miroir. Mais derrière, il n'y a personne. Pas de refuge, pas de puissance supérieure, pas de recours. Seul l'homme peut quelque chose pour l'homme.
Tout cela, il faut bien le dire, est rien moins que réconfortant et vous glace jusqu'à la moelle des os.
La philosophie de Bergman est peut-être sommaire ; son art ne l'est pas. Durement construit, serré, collant à sa logique interne jusque dans le moindre plan, « A travers le miroir » est un solo de violon joué par un virtuose.
Après un début de saison parisienne abondamment assaisonné à l'italienne, cet exercice de style suédois est d'une rigueur souveraine.