Enjoint ses lecteurs à aller voir « Le procès de Nuremberg », tout juste sortie au cinéma. « Pour ne jamais accepter »
François Mauriac a fait, la semaine dernière, « le point ». De nombreuses lettres nous sont parvenues à la suite de son article.
Le débat ayant été ouvert, il est juste et sain de faire connaître également le point de vue exprimé par nos lecteurs. Même en élargissant la place qui leur est consacrée, il ne nous est évidemment pas possible de reproduire ici toutes les lettres que nous avons reçues, d'autant que beaucoup sont si longues qu'elles rempliraient à elles seules deux pages de notre journal. Mais celles que nous publions représentent bien les jugements le plus souvent formulés.
« Le point », cette semaine, ce sont donc nos lecteurs qui le font.
Cette tâche leur étant, pour cette fois, confiée, je voudrais leur signaler le document très exceptionnel intitulé « Le Procès de Nuremberg », qui est projeté en ce moment dans un cinéma parisien.
Précisons tout de suite, puisque certains croient mieux lire entre les lignes que dans les lignes, qu'il ne s'agit pas d'établir un parallèle sournois entre des situations, des nations, des hommes qui n'ont rien de commun.
L'Allemagne n'est pas la France, le IIIe Reich n'est pas la Ve République, Hitler n'est pas de Gaulle, et aucun Goebbels ne nous bâillonne. C'est clair ? Parfaitement clair ? Bon.
S'il faut voir « Le Procès de Nuremberg », c'est parce que ce film réalisé par les Allemands et entièrement composé de documents authentiques pour la plupart inédits, constitue le témoignage le plus accablant sur la fragilité humaine et sur le délire collectif auquel peut atteindre un peuple.
L'extase, l'adhésion totale donnée au sorcier qui promet mille ans de gloire, elle est là, sur les visages de femmes et d'enfants illuminés ; elle jaillit en cris modulés par des millions de poitrines. Adoration, soumission, ivresse de l'abandon, foule femelle qui, au nom de la virilité, rampe... C'est effrayant. Entre la houle orgueilleuse des étendards à croix gammée balayant l'écran, entre les milliers de bottas martelant le stade de Nuremberg et le Palais de Justice où comparaissent, Goering en tête, vingt et un accusés au regard morne, dix ans à peine se sont écoulés.
Peut-être ces hommes n'ont-ils rien regretté de leur choix. Délices des richesses, ivresse des honneurs, volupté de commander, d'intimider, d'éblouir, de frapper ou d'absoudre, de tout cela ils jouirent pleinement pour finir par mourir, sans remords et sans douleur, très proprement pendus, à l'âge où commencent à se déclarer chez les braves gens les cancers et les infarctus du myocarde.
Mais les images et les sons enregistrés pendant le procès où ils comparurent, il est bien qu'ils soient largement diffusés car ils arrachent à ceux qui font l'histoire le masque sacré — hideux ou adorable — sous lequel les maîtres des peuples demeurent dans les livres et dans les légendes. Voilà que le cinéma change tout cela.
Le principe même du procès les réduit à l'échelle humaine et retire à la guerre son caractère de sombre divinité. Ils l'ont voulue, ils l'ont aimée, ils l'ont perdue, ils payent. Nous voilà dans le banal dans la vie. Mais il faut les voir.
Goering le fanfaron, Ribbentrop le dédaigneux, Speer le technocrate, Hess l'illuminé, Keitel le bon soldat, Kaltenbrunner le bourreau, maréchaux, généraux, ministres, hauts dignitaires, que sont-ils une fois privés du pouvoir, une fois lâchés par leurs troupes non parce qu'ils ont commis des crimes, mais parce qu'ils ont eu le tort d'être vaincus ? Des accusés très ordinaires, de petits hommes qui n'invoquent, pour leur défense, que « le destin », et qui conservent le sentiment très vif de s'être conduits comme il convenait.
Goering, plaidant pour la Gestapo, déclare : « L'objectif de cette police était la sécurité de l'Etat. Elle reçut pour mission essentielle de prévenir toute action de la gauche...»
Keitel :
« Il est tragique de devoir constater que ce qu'un soldat a de meilleur à donner, l'obéissance et la fidélité, ne sont pas reconnues comme des valeurs acceptables. »
Speer, ministre de l'Armement :
« En l'absence d'une critique constructive, les dictatures commettent toujours quelques erreurs d'appréciation capitales. »
Hess :
« Je suis un être profondément religieux. Je suis convaincu que ma foi en Dieu est plus forte que celle de la plupart des autres gens. C'est pourquoi je demande au tribunal d'accorder une valeur d'autant plus grande à mes déclarations... »
Et Kaltenbrunner, chef des SS :
« Si j'ai commis des fautes en raison d'une conception erronée de l'obéissance, il faut les mettre sur le compte d'un destin plus fort que moi. »
Rien à se reprocher, en somme, sinon d'avoir échoué après avoir été si près de réussir, avec l'appui quasi total de la nation galvanisée.
« Je n'ai rien fait pour empêcher le crime, donc je suis coupable. » Il y eut un Allemand, certes, pour prononcer cette phrase. Qui ? Karl Jaspers. Un intellectuel. On sait ce qu'en vaut l'aune dans les périodes où un Goebbels s'écrie : « Nous sommes une nation d'hommes et non une nation de poules mouillées » et arrache un rugissement de joie à la foule lorsqu'il déclare :
« Je vais vous poser une question. Vous prendrez ainsi vos responsabilités devant le peuple allemand. Je vous le demande : voulez-vous la guerre totale ? »
Entre ceux qui hurlent « Oui ! », entre les millions d'hommes et de femmes qui ont accepté, aimé, soutenu le régime hitlérien, et les hommes et les femmes que nous sommes, il serait confortable de penser qu'il y a une différence de nature. Confortable et, hélas ! impossible.
C'est pourquoi il faut voir « Le Procès de Nuremberg ». Pour ne jamais accepter.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Cinéma