P.-S.

Hommage à Christian Bérard, décorateur de théâtre
PS

par Françoise GIROUD

ENTRE vivant dans la légende de Paris, Christian Bérard est mort sous le signe de la légende. Un décor blanc et noir — le dernier — dressé dans un théâtre désert et tout bruissant encore d'applaudissements, Jouvet et Barrault essayant en vain de retenir la vie qui s'en allait, et puis, dans Paris nocturne, une rumeur :
— Bébé est mort... hémorragie cérébrale... 46 ans... Quelques jours à peine, et voilà déjà son visage rond et rose pétrifié dans les éloges funèbres.
Tous les hommes célèbres devraient songer à ce jour où ils disparaîtront et écrire eux-mêmes le discours que l'on prononcera sur leur tombe fraîche.
Ainsi resterait-il peut-être, dans cet ultime post-scriptum, un authentique reflet de ce qu'ils fuient, grandeurs et petitesses mêlées.
Retranchées pudiquement les petitesses, que reste-t-il de leurs grandeurs ?... Un paragaphe pour le « Larousse », au lieu d'un être humain.
Nul plus que Bérard ne fut cependant humain, vulnérable et accessible à toutes les passions généralement réprouvées par la morale publique.
Différent, il eût peut-être fait un excellent employé de bureau, nanti d'une femme, de quatre enfants, et doué pour le dessin.
Mais l'élève du lycée Janson qui changeait de trottoir à 13 ans pour ne pas croiser sa mère, « parce qu'elle faisait commun », était né pour devenir le plus grand décorateur de théâtre de son temps, l'ami des ambassadeurs, la coqueluche des femmes capricieuses, et le père d'une petite chienne blanche, Jacinthe, qui ne le quittait jamais.
De ses doigts ronds naissait la beauté sous forme d'esquisses, de décors, de programmes, de robes, de fleurs, de coiffures, de bijoux...
« J'aime le monde quand il est vu par toi... », lui disait, il y a vingt-cinq ans, son ami le poète René Crevel en regardant ses premières toiles.
Il était alors un de ceux — pas ou peu connus
— dont les noms sont devenus familiers, pendant que d'autres — pas ou peu connus — se réunissent à leur tour dans des studios obscurs, attendant le jour où la célébrité effleurera de son aile leurs toiles, leurs symphonies ou leurs sonnets.
Jean Cocteau, déjà brillant, Henri Sauguet, le compositeur — sténo-dactylo chez un marchand de pétrole — Christian Dior — maquettiste ignoré — étaient et sont demeurés ses amis.
Des ennemis, on ne lui en connaissait guère. Et ce n'est pas le moindre des miracles de Bébé, cette unanimité qui s'était faite avant sa mort pour reconnaître sa gentillesse de cœur.
Il avait dessiné le portrait d'Henri Sauguet et celui-ci l'avait accroché chez lui avec cette mention : « Portrait d'Henri Sauguet par un peintre inconnu ». Bérard suspendit dans son appartement de la rue Casimir-Delavigne la tête de Sauguet avec cette mention : « Portait d'un musicien inconnu par Christian Bérard. »
Mais on ne se souvient pas d'un mot méchant ou dur, fut-il murmuré dans son illustre barbe rousse.
De ce cercle cruel et mouvant où mille personnes gravitent autour de mille autres et forment le fameux Tout-Paris, tandis que dix mille poussent de toutes leurs forces pour trouver la brèche par laquelle elles y pénétreront, Christian Bérard était le roi.
Un roi débraillé et magnanime qui dispensait en souriant ses idées, son talent et son cœur, dînait à l'ambassade d'Angleterre avec une chemise, sale, mais n'oubliait pas l'appui qu'il avait promis à tel jeune peintre débutant.
Pour le public, il demeurera l'auteur du fameux décor de « L'Ecole des femmes », montée par Jouvet, et personne n'a oublié les draps blancs claquant au soleil et les bras mystérieux portant les chandeliers de « La Belle et la Bête ».
L'insouciante midinette, la ménagère fatiguée qui ignoraient jusqu'au nom de Christian Bérard lui doivent cependant d'avoir bouleversé bon gré mal gré leur garde robe, parce que le jour où Christian Dior présenta sa première collection, l'autre Christian, assis entre une duchesse et une richissime Argentine, donna le signal des applaudissements. Le « new look » plaisait à Bébé : il fut adopté.
La place qu'il tenait dans le cœur des snobs ne doit pas faire oublier celle qu'il tenait au cœur du théâtre français.

Mardi, octobre 29, 2013
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