Vivre indigné

Quand Arno Klarsfeld dénonce la barbarie à la maison
Dix-huit juin. Un adolescent demande : «C'est quoi, déjà? ? C'est le jour où un général a désobéi à un maréchal pour sauver l'honneur de la France. ? Et ça a marché? ? Oui, on peut dire oui. ? Ça a un rapport avec la Résistance? ? C'est son acte de naissance. Tiens, regarde cette cassette vidéo. Je l'ai trouvée à la Fnac. ? Ça parle de quoi? ? C'est une femme qui parle. Elle est âgée, mais elle raconte bien. Elle s'appelle Marguerite Gonon. En juillet 40, des officiers de l'armée d'armistice lui demandent de cacher des armes dans son village. C'est sa réponse à l'appel du 18 juin.» Tout le reste, qu'elle narre avec beaucoup de verve et de drôlerie, c'est le répertoire classique des résistants. Parachutages, ponts, pylônes, tunnels que l'on fait sauter, déportés qui ne reviennent jamais, prisonniers que l'on fait évader et, comme elle dit, «on ne m'avait jamais appris ça à l'école» . Elle était le chef de son groupe. «Mais qui c'était, cette bonne femme? ? Sur la photo qu'il lui a dédicacée, Charles de Gaulle a écrit : A Marguerite Gonon, une des premières, une des meilleures."Accessoirement, elle a été élève de Marc Bloch, ingénieur au CNRS, spécialiste du Moyen Age? ? C'est marrant, les gens. Comment ça se fait qu'on ne la connaisse pas? ? On la connaît localement, dans le Forez. ? C'est pas juste? ? C'est la vie!» Un film, «Jet-set», dont l'«Obs» a fait une bonne critique, a servi de prétexte à Jean-Luc Delarue pour «Ça se discute». Cela ressemblait à un reportage sur une espèce protégée, tant ces hommes et ces femmes semblaient sortis d'une opérette d'Offenbach. On s'attendait qu'ils lèvent la jambe, tous ensemble, en chantant : «Amusons-nous, buvons un coup?», puisque le but suprême de leur vie est de s'amuser. Qui sont-ils? Il y a de tout. De grands noms français, une savoureuse baronne qui a tué sous elle un mari opulent, et qui vogue entre Monte-Carlo et Acapulco, des gens sans moyens mais qui savent qu'on mange les fraises avec une fourchette. S'ils l'ignorent on passe à condition qu'ils soient drôles, très drôles en deux langues au moins. Avec du bagout, on peut voler de fête en fête. Bref, une secte inoffensive, la jet-set, dédiée au plaisir? Carpe diem . Il faut vivre indigné, disait Zola. L'agence Capa l'a entendu et a mis en chantier une série, «Citoyen K», où Arno Klarsfeld fait du reportage «insolent». Avec une bonne présence à l'écran, il dénonce la barbarie à la maison. Premier exemple : les délinquants étrangers qui ont purgé une peine de prison sont, dès leur sortie, expulsés vers leur pays d'origine, même s'ils ont épousé une Française, même s'ils ont des enfants français. Ce pays d'origine, de surcroît, ils n'y ont plus de famille, ou bien elle les rejette. Ces femmes en larmes, ces petits enfants? L'indignation d'Arno Klarsfeld, non feinte, quand il interpelle le ministre de l'Intérieur, on la partage. Mais pourquoi n'effleure-t-il même pas les motifs des condamnations? Vol à la tire? Ou cambriolage à main armée d'une station-service? On voudrait savoir. On ne saura rien, même pas combien de personnes sont victimes de la double peine : trois, trente, trois cents, trois mille? Le drame est devenu objet de gadget pour indigné professionnel (Canal+). C'est diabolique, ce qu'a fait Jean-Christophe Averty de Raymond Radiguet. Un vidéofilm qui se déroule au pas de charge au point que l'on décroche souvent, chatoyant, étourdissant? au sens propre. Le cas Radiguet est connu : il est mort à 20 ans, célèbre, après avoir fait scandale avec son premier roman, «le Diable au corps». A 15 ans, cet adolescent sombre et effronté gravite autour de Max Jacob, André Breton, Aragon, toute la bande, quoi! Il pille Apollinaire, bouleverse Cocteau. Sa précocité bourrue le rend assez énigmatique. Le sûr est qu'il aime la littérature et en fait de la bonne sous la férule de Cocteau. A la fin de sa courte vie, il a ce mot sinistre à propos d'un projet de mariage : «Je ne l'aime pas, mais je vais l'épouser. Je ne veux pas être un homme de 40 ans qu'on appellera Madame Cocteau.» Fait de collages, de coups de ciseaux, de documents par centaines tourbillonnant dans une sorte de chaos organisé, ce Radiguet est, dans son genre, une réussite (France 3). F. G. "

Jeudi, juin 22, 2000
Le Nouvel Observateur