Une vielle dame indigne

Saynète d'un dialogue imaginaire entre une vieille dame et son petit fils qui s'affrontent en douceur sur la signification de la mission Apollon 11.
UNE VIEILLE DAME INDIGNE

FRANÇOISE GIROUD

C'est une vieille dame de 82 ans que l'épopée de la Lune subjugue. Sa famille l'a laissée, plantée devant la télévision, refusant avec la dernière énergie d'aller passer la semaine à la campagne, où elle eût été privée de son poste.
Le soir, son petit-fils, 19 ans, retenu à Paris par ses examens, vient dîner avec elle. Il a un faible pour la vieille dame, comme souvent il arrive, parce que, en mai 1968, c'est elle qui lui disait :
« C'est très bien, mon petit. Je commençais à avoir peur que tu ne deviennes un cadre inférieur comme ton père.
— Supérieur, grand-mère.
— Je sais ce que je dis », assurait la vieille dame.
Mais après le départ d'Apollo 11, ils ont commencé à se chicaner.
C'est drôle qu'à ton âge ça t'excite tellement, la Lune, dit le garçon.
— Non, dit la vieille dame. Ce qui est drôle, c'est qu'à ton âge ça ne t'excite pas davantage. Je sais bien que tu n'as jamais été très bricoleur...
— Ce n'est pas le problème, dit le garçon. Tu ne comprends pas que ces gens-là sont haïssables ?
— Les cosmonautes ? dit la vieille dame. Je les trouve charmants.
— Pas les cosmonautes, les Américains, dit le garçon.
— Ah bon, dit la vieille dame. Et alors ?
— Alors, alors... J'aurais préféré que...
— Quoi ? dit la vieille dame. Que ce soit un Russe qui arrive le premier ?
— Oh, les Russes, dit le garçon, ils ne valent guère mieux.
— Ecoute, mon petit, dit la vieille dame, il faut être raisonnable. Tu ne pouvais tout de même pas espérer que ce serait un Chinois !
— Les Chinois ne sont pas si bêtes, dit le garçon.
— C'est bête d'aller dans la Lune ? demanda la vieille dame.
— Oui, dit le garçon. C'est bête et méchant. C'est une manœuvre impérialiste.
— Taratata, dit la vieille dame. Des manœuvres de ce genre, je voudrais bien que nous soyons capables d'en réaliser quelques-unes.
— Qui ça, nous ? dit le garçon.
— Nous ici, dit la vieille dame.
— Eh bien, ça, dit le garçon, tu peux te l'accrocher.
— C'est fait, dit la vieille dame.
Grand-mère, dit le garçon, tu m'inquiètes, tu deviens réactionnaire.
— Tu crois ? dit la vieille dame. Peut-être. Cet Armstrong, il me plaît, c'est vrai. J'aurais bien aimé te voir à sa place. »
Hurlements du garçon.
« Ne crie pas comme ça, dit la vieille dame. De toute façon, tu es trop jeune. Ils ne sont pas fous en Amérique. Quand il s'agit de choses sérieuses, on ne les confie pas à des blancs-becs.
— Mais il ne s'agit pas de choses sérieuses, dit le garçon. Il s'agit d'un leurre, d'une mystification, d'une démonstration de fausse puissance pour camoufler l'impuissance des impérialistes devant les vrais problèmes. C'est une insulte à tous les pauvres du monde. Tu sais combien ils ont dépensé dans cette aventure ?
— Vingt-quatre Milliards, dit la vieille dame.
— Cent vingt-quatre Milliards, dit le garçon.
— C'est la même chose, dit la vieille dame. A ce niveau-là !
— Cent vingt-quatre Milliards de Francs. Lourds. Tu imagines ce qu'on aurait pu faire avec ça ? dit le garçon.
— Non, dit la vieille dame.
— Ecoute, dit le garçon. Mets-toi à la place d'un Noir américain sous-payé...
— Je ne peux pas, dit la vieille dame. Toi non plus, d'ailleurs.
— Mets-toi à la place de tous ceux qui ont faim, dit le garçon. Tu y penses, à ceux qui ont faim ?
— Non, dit la vieille dame. Tu y penses beaucoup, toi ? Tu as tort. C'est déprimant, et ça ne sert à rien.
— Ça sert...
— ... à prendre conscience des vrais problèmes, je sais, dit la vieille dame. Mais que veux-tu, ils m'ennuient.
— Grand-mère, dit le garçon
consterné, tu te rends compte de ce que tu dis ?
— Parfaitement, dit la vieille dame, c'est le privilège de mon âge. On a enfin le droit de dire ce que l'on pense. La vieillesse, c'est la liberté, tu verras. Si j'étais un jeune homme de ton âge, évidemment...
Qu'est-ce que tu ferais ? dit le garçon.
— D'abord, dit la dame, je serais désespéré.
— Bien. Pourquoi ?
— Pour rien. C'est le seul moment de la vie où l'on peut être désespéré pour rien. Il faut en profiter avant que les vrais pro... je veux dire les vraies raisons arrivent.
« Ensuite, ensuite, j'essaierais d'être... Je ne sais pas... Bonaparte !
— Je préférerais Saint-Just, si tu n'y vois pas d'inconvénient, dit le garçon.
— Tu as tort, dit la vieille dame. Il est mort jeune, et sinon il se serait trahi.
— Grand-mère, murmura le garçon, tu es abominable.
— Oui, dit la vieille dame. Je suis abominable. C'est pourquoi je suis gaie. Je ne respecte pas. Ce sont les jeunes qui respectent.
— Je respecte, moi ? dit le garçon étonné. Qu'est-ce que je respecte ?
— Les conventions, dit la vieille dame paisible. Toutes les conventions de ta génération. Et Dieu sait qu'elle s'en est inventé ! Plus les saints dont vous ne savez décidément pas vous passer. Saint Guevara, saint Castro, saint Mao...
— Tu trouves que Bonaparte, c'est mieux ? dit le garçon.
— Non, mais ça se passe en France, dit la vieille dame. Tu es français, non ?
— Hélas ! dit le garçon.
— Allons bon ! dit la vieille dame. Encore une de vos conventions. Tu sais, ce n'est pas mal, la France.
— Ce n'est pas bien, dit le garçon.
— Non, ce n'est pas bien, mais ce n'est pas mal, dit la vieille dame. Et puis, d'ailleurs, tu n'as pas le choix. Qu'est-ce que tu attends pour faire quelque chose dans ton pays ?
— Si tu crois que c'est commode..., dit le garçon. D'abord, tout le monde est en vacances. Et puis... Et puis c'est horrible à dire, mais les gens ne s'intéressent qu'à la Lune.
— Vraiment ? dit doucement la vieille dame. C'est peut-être qu'il s'agit aussi d'un vrai problème. Ouvre un peu la télévision, veux-tu ? »
Le garçon obéit.
« Voilà, dit-il, bonsoir, grand-mère.
— Tu ne veux pas regarder un peu les impérialistes avec moi ? dit la vieille dame. Pour me faire plaisir ?
— Pour te faire plaisir, bon », dit le garçon.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express