Mort de Madame Coty
Madame Coty repose, le visage à peine altéré par la brève douleur qui a soudain pétrifié dans la mort l'image familière que les Français se faisaient de leur présidente.
Elle a payé de sa vie le droit d'étendre ses jambes douloureuses, qui lui faisaient un supplice de chacune des manifestations auxquelles il lui fallait se rendre.
Mme Coty allait avoir 70 ans. Mais c'est une âme légère, une âme claire de jeune fille qui s'est envolée samedi du château de Rambouillet, où l'avait hissée un destin munificent et aveugle. Dans son doux regard, sur son
aimable visage, il y avait encore le reflet d'une jeune personne de bonne famille à laquelle un père armateur avait fait soigneusement enseigner le solfège, l'aquarelle, la tapisserie et l'anglais avant de la confier, toute jeunette, à un avocat de belle prestance auquel on prédisait, dans la ville, grand avenir.
Les vies heureuses se racontent vite.
Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants, qui eurent à leur tour beaucoup d'enfants.
Cinquante ans plus tard, d'impitoyables projecteurs perçaient cruellement la ouate d'une vie familiale quiète et gaie, pour clouer Mme Coty sur la scène du monde.
Jamais femme ne fut intérieurement moins préparée à cette épreuve.
Brusquement plongée dans la vie publique, où chaque geste est photographié, chaque mot épié, interprété, déformé, commenté, elle eut à faire soudain le rude apprentissage de la défiance.
Sociable, aimable, habituée à vivre dans un milieu clos et amical, sans chausse-trappes ni épines, de qui, de quoi, aurait-elle appris à redouter le regard ?
A 68 ans, Mme Coty était brutalement dépossédée de sa propre image. Elle se savait bonne épouse, bonne mère, bonne grand-mère, bonne voisine. Elle se vit, d'un coup, malhabile à poser devant un photographe, incertaine dans l'art de choisir un chapeau ou de retenir une glissante étole, incompétente dans la science de parler pour ne rien dire et de dissimuler ses sentiments.
Curieusement, c'est à la voir tâtonner, à la recherche de cette frontière de la simplicité où, dans sa nouvelle fonction, se situait l'aisance, que les Français se prirent d'affection pour elle.
Ils comprirent très vite ce qu'il y avait de courage modeste dans son attitude. Et le courage, toujours, touchera plus et mieux que l'adresse.
Interrogée il y a quelques semaines à l’Élysée, par un reporter étranger, elle avait murmuré :
— Rien ne m'appartient ici... rien...
Entre le 15 octobre et l'été, son programme comportait cinquante réceptions, de trente à quinze cents personnes, dix chasses, quatre inaugurations par semaine et chaque jour une réception au moins de journalistes, de délégations de femmes étrangères, de comités d'organisations sociales. Cette semaine, elle devait présider mardi, auprès de M. René Coty, la réception du sultan du Maroc, jeudi le dîner offert en l'honneur du roi et de la reine de Grèce. Deux reportages photographiques, une interview pour la radio suisse, une autre pour la radio italienne étaient déjà prévus.
Pure de toute vanité, Mme Coty n'a même pas tiré de ces vingt mois une autre satisfaction que celle d'accomplir sans bruit son devoir : celui qui lui fut dicté il y a cinquante ans lorsqu'elle accepta d'épouser René Coty « pour le meilleur et pour le pire ».
A Monsieur le Président de la République, nous voudrions dire aujourd'hui avec quel affectueux respect nous prenons part à sa douleur d'homme brutalement amputé d'une douce, vigilante et fidèle compagne.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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