Une seule image

Bilan de l'année qui s'achève. Situation politique française et étrangère. Voit dans le geste de Willy Brandt, chancelier d'Allemagne, agenouillé devant le mémorial dédié aux victimes du ghetto de Varsovie, « l'événement le plus important […] dans sa sig
D'une année qui s'achève, on retient surtout la couleur. Ni noire ni rose, 1970 laissera, dans la mémoire collective des Français, le souvenir d'une année grise, grise et laborieuse, grise et bougonnante, une année où l'espoir et le drame ont été, à l'échelle nationale, également absents.
Peut-être est-ce cela qu'on appelle une bonne année. Une marche lente, sans excitation, sans joie, sans douleur, vers l'année suivante.
Ce n'est pas que l'agitation ait manqué. De la fronde des commerçants aux barrages formés par les poids lourds, de la colère paysanne à la paralysie du trafic aérien, de la Cour de sûreté aux éclats contre l'incommodité des transports, d'élection en élection, le théâtre public a été, en permanence, occupé.
Mais toutes ces manifestations sont restées comme suspendues dans une société en émulsion. Elles ne se sont pas additionnées. On pourrait presque dire qu'elles se sont neutralisées. Tout s'est passé comme si, dans un pays rendu craintif par l'explosion de mai 68, la colère, lorsqu'elle s'exprime un peu fort, effraye plus qu'elle ne contamine. On veut bien se fâcher, mais on conteste ce droit aux autres.
Sagesse ou inertie, chacun conclura comme il voudra, selon qu'il est optimiste ou non sur l'état général des Français.
Les gauchistes, eux, ont réussi à créer une sorte de réflexe de défense des formes les moins défendables de la société, grâce à quoi on voit de vieux libéraux émigrer vers les attitudes les plus réactionnaires, au sens propre du terme.
Résultat classique des actions subversives, néanmoins triste à observer.
Rien ne dit que, dans un mois, dans un an, une grève ici, un incident là, n'embraseront pas un pays que l'on aurait imprudemment rendu nerveux par une excessive distorsion entre la hausse des prix et celle des salaires. Mais le temps n'est plus où l'on croyait, à Matignon, que le pouls de la classe ouvrière se tâte en interrogeant le chauffeur du ministre.
Aussi bien, c'est un fait que 1970 n'a pas enregistré de véritables secousses sociales. On pourrait presque dire : au contraire. C'est sans doute la raison principale de la cote dont jouit M. Chaban-Delmas aux yeux de la population.
« Il a 70 % du pays pour lui ? Attendez qu'il en ait 85, et ils le ficheront en l'air, dit un ancien ministre du général de Gaulle. Vous savez bien comment sont les Français... »
Peut-être. On sait aussi comment sont les ministres, et plus généralement tous ceux qui vivent de la politique. Après avoir entendu, pendant vingt-cinq ans, les plus remarquables esprits développer les analyses apparemment les plus rigoureuses, j'ai là-dessus une opinion ferme. Pour l'agrément, on peut les écouter. Pour pressentir l'avenir, autant interroger Mme Soleil.
Dans cette grisaille où nous sommes, les élections municipales de mars piqueront peut-être, en 1971, quelques coquelicots, nous verrons bien.
Hors de France, que s'est-il passé d'extraordinaire ? Les détournements d'avions, les enlèvements d'otages, on s'y est fait, comme nos ancêtres s'accommodaient des attaques de diligences et les pionniers du Far West des attaques de trains par les Indiens, nous avons tous vu cela au cinéma.
Un ambassadeur subtilisé ne vaut même plus une manchette. Entre l'avion immobilisé, avec ses 122 passagers, par quelques jeunes Japonais pressés de se rendre en Corée du Nord, et l'avion détourné, avec ses 145 passagers, par les feddayin, l'intérêt, déjà, avait fléchi. Et si l'assassinat de Pierre Laporte, ministre du Québec, a été vivement ressenti, c'est parce qu'il marquait l'introduction en pays industriel d'un type de violence que l'on croyait réservé aux desesperados.
Quoi encore ? Les grands événements ne sont jamais ceux que l'on évoque spontanément quand on cherche à se remémorer les moments chauds de l'année. D'abord, parce que les plus récents chassent les autres. Ainsi le procès de Burgos, les émeutes de Pologne. Ensuite, parce que l'importance d'un événement ne peut pas être mesuré à sa charge d'émotion, ni même au nombre de vies humaines qu'il met en question.
Le Biafra, par exemple, et sa tentative malheureuse de sécession d'avec le Nigeria, et le spectacle insoutetable de ses enfants à l'agonie... Le Biafra a occupé tout le début de l'année 70, entre la volatilisation des vedettes de Cherbourg et la vente des Mirage à la Libye.
Des jeunes gens bouleversés ont trouvé, dans cette tragédie, prétexte à leur refus de vivre, et ce fut, on s'en souvient, une épidémie de suicides parmi les adolescents. Partout, honte et écœurement ont été ressentis devant ce massacre massif, alimenté par les armes de tous pays. Dans la sensibilité publique, c'est sans aucun doute le Biafra qui, en 1970, a tenu la plus large place.
Or l'écrasement d'une rébellion en Afrique, sans prolongement, n'est évidemment pas l'événement majeur de l'année.
Le plus important dans ses répercussions sur le plus quotidien de la vie quotidienne, c'est probablement celui qui s'est déroulé, l'autre semaine, à Washington, quand le président Nixon a annoncé qu'il relancerait l'expansion aux Etats-Unis l'an prochain. En d'autres termes, il renonce à lutter contre l'inflation qu'il exporte. Il a ainsi possiblement déclenché le mécanisme dont les effets à long terme sur les économies européennes peuvent être désastreux. Et on sait ce que les crises économiques comportent d'incalculable dans leurs conséquences politiques, la Pologne vient encore d'en fournir l'exemple. L'homme ne vit pas seulement de pain, sauf lorsqu'il a peur d'en manquer.
Quant à l'événement le plus important de 1970 dans sa signification, c'est sans doute le geste proprement inconcevable de M. Willy Brandt, chancelier d'Allemagne. Seul, un matin, devant le mémorial dédié aux héros et aux victimes du ghetto de Varsovie, il s'est agenouillé. Geste unique dans l'Histoire. Il est sans précédent que le chef d'un pays agresseur reconnaisse avec cette humilité, spontanée, et publique, le mal que fit ce pays « sous un régime criminel », selon ses propres termes.
C'est tout un système de pensée, de conduite, de conventions que M. Willy Brandt a balayé, avec l'approbation de 41 % de ses compatriotes, chiffre remarquable.
Parmi les tumultes, les crimes et les songes d'une année comme les autres, c'est cette image, cette image seule, que l'on a envie de retenir. Un homme à genoux dans la brume.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express