La fête, la joie, la rue où tout le monde parlait à tout le monde- Rien n'y était de cette ivresse de Mai-68. La télévision n'a su nous offrir qu'une rengaine...
La droite cherche son Tony Blair et le dit sans vergogne. Les candidats se pressent. Sera-ce Alain Madelin? Charles Millon? François Bayrou? Vaine espérance. Pour produire un Tony Blair, il faut d'abord produire une Margaret Thatcher qui mette le pays à genoux, le désosse, l'exténue, scie les branches mortes, balaye trente ans de politique sociale. Alors, un beau jeune homme peut se lever et faire pousser de l'herbe verte sur une terre labourée. Le thatchérisme, à supposer qu'on le souhaite, exige un grand caractère. Le blairisme une conjoncture. On ne voit pas que la droite dispose ni de l'un ni de l'autre. Toujours les mêmes images, toujours la même rengaine au sujet de Mai-68. C'est ce que la télévision nous a offert en guise de commémoration. Rien n'y était de la fête, de la joie, des rapports humains brusquement débloqués jusque dans la rue où tout le monde parlait à tout le monde, rien n'y était de cette ivresse qui circulait dans les bureaux où l'on contestait les petits chefs? et les grands. Société brusquement décorsetée, habitée par un rêve fou : respirer. On n'a rien vu de tout cela. C'est bien beau de raconter l'histoire politique de Mai-68? Nanterre, la Sorbonne, Charléty, Baden-Baden? mais c'est du rabâchage au sujet d'un échec. Echanger de Gaulle contre Pompidou peut difficilement être pris comme une victoire. C'est dans les têtes que le bouleversement s'est produit, la tête des femmes surtout, mais pas seulement. Dans toutes les têtes, quelque chose a péri avec Mai-68. D'un mot, c'est l'Autorité, le respect de l'autorité, où qu'elle s'exerce. A la maison, à l'école, dans le travail, dans le pays? Une révolution? Et comment! Et nous n'avons pas fini d'en voir les effets. Cohn-Bendit était encore à la fête chez Pivot. Il écrit des livres, on en écrit sur lui, pourquoi pas. Député européen, il vieillit bien, calmement, se dit favorable à l'économie de marché, à la mondialisation avec de nouvelles règles, hostile à la procréation assistée, ennemi de l'adoption d'enfants par des couples d'homosexuels; et il se rebiffe quand on lui dit qu'il est devenu sage. Les deux philosophes qui l'encadraient furent plus piquants. Luc Ferry a constaté comme chacun que la politique ne mobilise plus personne. Au «Tout est possible» de Mai-68 répond ce qu'il appelle un désenchantement, depuis que le fantasme d'une «autre politique» s'est effondré avec le mur de Berlin. Comment réenchanter la politique? Luc Ferry invoque Machiavel : le Prince doit jouer avec les passions du peuple, soit la haine et la peur. C'est le fonds de commerce de Le Pen. Mais on peut s'appuyer sur des passions positives, celles qui sont vécues dans la sphère privée où se trouve 95% de ce qui fait la valeur de la vie, l'amour de sa famille, l'appétit de transcendance, le petit bout de sacré que chacun nourrit, ce pour quoi on se ferait tuer. Du moins est-ce ce que j'ai compris de son discours qu'un autre philosophe, Comte-Sponville, matérialiste impénitent, réfute complètement. Le sacré, ce n'est pas son truc. Ils en ont profité pour en faire un livre à deux voix. Un document québécois sur une joyeuse poignée de femmes en quête d'hommes, puis un débat franco-allemand sur ce que serait la pénible condition des hommes d'aujourd'hui, «en plein désarroi» selon un journaliste allemand. Le sujet n'est pas négligeable, il s'en faut. Il a fait l'objet d'un long bavardage confus (Arte). Pierre Bourdieu chez Laure Adler. Gloire et grandeur de la sociologie, imbécillité des intellectuels qui la méprisent et se croient libres à l'égard des déterminismes sociaux, nullité des amateurs qui travaillent au sondage. Tout le monde a eu son paquet. «J'ai une certaine autorité», dit-il. Assurément. A la gauche de la gauche, que fait-il de son savoir sur la société française? «Je vais sur la place publique avec ma compétence. Encore faut-il être entendu? Les conditions de discussion ne sont pas remplies. On ne peut pas continuer dans la surdité. Le gouvernement se fie aux sondages? Il se fourvoie. Les pulsions ne pourront pas être étouffées.» Adversaire de la télévision dont il exècre le côté réducteur, il a eu tout loisir de s'exprimer longuement, et même de faire du charme. Il en a. C'était, il est vrai, passé une heure du matin, quand même les chats dorment? F. G.
Jeudi, avril 23, 1998
Le Nouvel Observateur