Commerce lucratif de la vente d'armes en France aux Etats étrangers. Révèle quelques arcanes du marché mondial des armes. La protestation française contre les ventes d'armes en France émane de l'épiscopat.
UNE FLAMME SI COURTE
FRANÇOISE GIROUD
Les Anglais n'en feront jamais d'autres.
Nous avions un fructueux monopole, celui de la vente d'armes à l'Afrique du Sud. Sous-marins, chasseurs-bombardiers, hélicoptères, auto-mitrailleuses, missiles, fusées, c'était un plaisir que de fournir ces gens-là. Et riches, de surcroît, payant rubis sur l'ongle. Depuis que, selon les termes d'une revue économique, « en 1964, le gouvernement français s'est sagement gardé de s'associer à la décision d'embargo recommandée par les Nations unies, ce qui lui a permis de prendre la place de la Grande-Bretagne », nous avions, avec l'Afrique du Sud, le roi des clients.
Ce que la patrie de l'apartheid fait ou fera de ces armes, par exemple de ces bombes fabriquées sous licence française, formées d'une grappe de grenades, « superbes pour opérer dans les buissons nains », voilà bien une de ces questions stupides qu'un commerçant ne se pose pas. D'ailleurs, charbonnier, si l'on ose dire à propos de Blancs aussi fiers de l'être, charbonnier est maître chez soi.
Or, à peine en place, le gouvernement de M. Heath, défaisant ce qu'avait fait son prédécesseur travailliste, décide de reprendre ses livraisons d'armes à l'Afrique du Sud. C'est un méchant coup que les Anglais portent à la plus noble de nos industries. Noble et féconde, aussi, bien que les ventes de 1969 (2,51 Milliards) aient été en baisse sensible (38 %) sur celles de 1938. A la suite de la décision d'embargo relative à Israël, certains de nos quatre-vingt-dix clients auraient été découragés.
Heureusement, le Brésil est là, qui vient de nous commander seize avions de combat. Et l'Espagne, qui en aura cinquante-six, et avec laquelle une coopération est instaurée dans le domaine de l'industrie d'armements. Et maintenant, la Grèce... Voilà de bien bonnes nouvelles, et d'heureuses perspectives.
Treize nations seulement fabriquent des armes. Treize sur cent trente nations souveraines, presque toutes avides d'en posséder — question de prestige — et, pourquoi pas ? de s'en servir.
Aussi, en 1968, le marché mondial des armes a-t-il atteint une somme équivalant à la totalité des échanges de céréales, produits laitiers, viande, café, thé et cacao, sur toute la surface du globe. Cela pour fixer les idées sur l'ordre de grandeur des dépenses globales d'armement par rapport aux dépenses alimentaires. Et sait-on combien de « petites guerres » ont éclaté depuis la fin de la grande ? Cinquante-cinq. Pour l'avenir, tous les espoirs sont donc permis. De ce côté-là, toutes les sociétés peuvent être dites de consommation.
Or l'important pour le producteur d'armement est de disposer d'un marché assez vaste pour permettre les fabrications de grande série en les absorbant. Faute de quoi, les investissements sont prohibitifs, et la mise en chantier de nouveaux prototypes, agrémentés des derniers perfectionnements techniques, devient irréalisable.
Ainsi donc, chacun doit-il, n'est-ce pas, se réjouir de voir la France au troisième rang des marchands de canons dans la hiérarchie mondiale. Et toujours à la pointe du progrès.
Chacun doit s'en réjouir, à moins qu'il n'en rougisse de honte. Et que la livraison de matériel militaire à la Grèce des colonels le frappe comme le bouquet d'un insoutenable feu d'artifice.
Pour protester contre la vente de bombardiers au Brésil, deux Français d'Orléans, bouleversés par la conférence faite, dans cette ville, par l'évêque de Rio, dom Helder Camara, se sont abstenus d'absorber toute nourriture pendant deux semaines. Nous ne pouvons pas, ont-ils dit, « manger du pain échangé contre des armes ».
L'évêque d'Orléans, Mgr Riobé, a déclaré : « Je ne peux que soutenir leur geste. » Après lui, les évêques de Blois et de Toulouse se sont émus. Puis l'archevêque de Reims, Mgr Maury. Il écrit, dans le bulletin de son diocèse : « Il y a une contradiction flagrante entre la volonté de paix et la vente des armes... Il nous fait mal de voir la France se rabaisser au rang des marchands de canons... »
Et, assurant les grévistes de la faim de son soutien fraternel, il ajoute : « Geste spectaculaire et vain, dira-t-on peut-être. Non, s'ils réussissent à interpeller nos consciences... Ces chrétiens savent par ailleurs qu'il y a des démons qui ne se chassent que par le jeûne et par la prière... »
Sauf le respect que l'on doit à cette parole d'Evangile, celui de saint Marc, il ne paraît pas que ce soit une méthode d'une grande efficacité quand le démon prend la forme de Michel Debré, qui applique lui-même une politique soutenue par le chef démon Georges Pompidou.
Quant au démon adjoint, Maurice Schumann, ministre des Affaires étrangères, il doit s'enfoncer les poings dans les yeux jusqu'au poignet quand il lit « La Croix ».
Mais peu importe la voie que les uns ou les autres croient bon d'emprunter pour dire qu'à la fin, c'en est trop. Si la France est à ses dirigeants, elle est aussi un peu à nous, et nous en avons, comme disait l'autre, une certaine idée, absurde peut-être, mais incompatible avec le mercantilisme effronté dont ils s'enorgueillissent aujourd'hui. Des armes à la Grèce, et pour tous usages, est-ce possible ?
Il est, en un sens, choquant qu'il faille attendre des hommes d'Eglise la seule protestation publique qui se soit élevée contre la politique française d'armement. N'y a-t-il plus de citoyens en France pour en demander raison à ceux qui la déterminent, ou bien sont-ils tous d'accord avec cette conception du rayonnement français ?
Nous savons bien qu'il est à la fois sot et dangereux de laisser croire qu'il existe des Etats innocents. D'alimenter le mythe selon lequel, dans un monde féroce, la France, seule, a toujours été et devrait être désintéressée, généreuse, prompte à soutenir les faibles plutôt que les forts, les opprimés plutôt que les oppresseurs. Mais, si infondée que soit notre conviction que « la France, ce n'est pas la même chose », elle a été assez largement partagée dans le monde pour que l'on puisse penser : « Ce n'est pas totalement irréel... Il y a dans ce pays un foyer de lumière qui ne peut pas s'éteindre... Même si la flamme aujourd'hui est courte, très courte. »
Si courte que l'on craint parfois de la voir, d'un souffle, éteinte. Et alors, il fera, dans le monde, un peu plus noir.
F. G.