Une conscience délicate

Invite les lecteurs de L'Express à ne pas s'abstenir de voter, afin de ne pas faire le jeu du candidat Pompidou.
UNE CONSCIENCE DELICATE

FRANÇOISE GIROUD

Par-dessus la tête, vous en avez par-dessus la tête, monsieur, et vous, madame, de cette campagne. Et il vous vient soudain de grandes envies d'aller à la plage, ou de vous asseoir à l'ombre des forêts.
De la fièvre électorale qui agite la France depuis un an bientôt, vous ne ressentez plus que de faibles poussées, assez pour vous fatiguer, pas assez pour vous soutenir. Et vous allez disant : « Moi ? Cette fois, je m'abstiens. Entre Poher et Pompidou, vous pensez comme j'ai envie de choisir ! »
Le problème est que, en vous abstenant dimanche, vous voterez par la force des chiffres pour M. Pompidou. Auriez-vous oublié de faire ce calcul ? Il est simple et implacable.
L'électorat naturel de M. Pompidou, celui qu'irrite comme caillou en chaussure le petit homme obstiné à combattre, celui qui veut légitimement assurer la victoire de son candidat, se gardera de s'abstenir. Or sur cent votants, il lui faut 51 voix pour être élu. Mais sur soixante votants, il ne lui en faut plus que 31. En d'autres termes, chaque abstention de la part de ses adversaires abaisse la barre qu'il lui faut franchir.
Ne cajolez donc pas votre chère petite conscience en vous racontant que vous ne participerez pas à un combat auquel vous vous sentiriez étranger parce que aucun des deux hommes en présence ne porte vos couleurs politiques. Non seulement, en vous abstenant, vous participerez, que vous le vouliez ou non, mais c'est vous - électeur qui vous prétendez hostile à la politique de M. Pompidou, celle qu'il a faite ou celle que vous redoutez, c'est vous qui le mettrez au pouvoir pour sept ans, couronné par 65 ou 70 % des suffrages exprimés. Les seuls qui comptent.
Il ne saurait, en vérité, rêver plus précieux adversaires que ces abstentionnistes du second tour. Aussi est-il bien clair qu'un certain nombre de ces prétendus adversaires sont, en fait, ses alliés objectifs, comme on dit dans leur langage. C'est leur droit. Et il se peut que leur calcul soit juste.
Il ne s'agit pas, cette fois, d'arithmétique, mais d'une très vieille stratégie qui consiste à pratiquer la politique du pire. En l'occurrence : la mise en place d'un gouvernement semblable à ceux que nous avons connus ces dernières années, dont la conception, les méthodes, l'action ou l'inaction ont abouti à la formidable explosion de mai 68.
Cette politique n'a jamais, jusqu'à ce jour, réussi au Parti communiste. Mais rien ne lui interdit d'espérer. D'espérer que, la prochaine fois, l'explosion fera éclater cette démocratie boiteuse, injuste, approximative, pour lui substituer une de ces démocraties populaires, si populaires en France que M. Duclos n'ose même plus les appeler par leur nom pour faire miroiter leur joyeux avènement.
Est-ce votre espoir ? Alors, vous êtes fondé à soutenir sournoisement, par votre abstention, le candidat présidentiel qui vous paraît le plus propre à laisser se créer les conditions du drame.
Curieux hommage rendu, soit dit en passant, à M. Poher !
Simplement, ne dites pas qu'entre eux vous ne choisissez pas, puisque précisément vous choisissez.
Il va de soi que les francs électeurs de M. Pompidou, ceux qui ne procéderont pas par le biais de l'abstention, raisonnent tout autrement. Ils le tiennent, au contraire, pour l'homme le plus capable de maintenir intact l'ordre auquel ils sont attachés. Qu'ils voient juste ou qu'ils se trompent, en croyant que cet ordre peut rester pendant sept années encore inchangé, en assimilant les mouvements de mai 1968 à une urticaire agaçante mais, à la fin, sans importance, ce n'est pas ici la question.
Si cet ordre leur convient, et s'ils croient pouvoir le figer à travers M. Pompidou, ils ont raison de le soutenir. C'est un pari qu'ils font, comme dans toute élection.
Est-ce le vôtre ? Alors un peu de courage, que diable ! Dites-le ! Avouez que vous appartenez à cette catégorie bien connue des gens de gauche qui n'aiment rien tant que de voir la droite au pouvoir, parce qu'ils peuvent ainsi, commodément, bénéficier des avantages du capitalisme sauvage en se donnant des airs de le combattre.
On ne vous demande pas de confession publique, ni de dévouement militant. Mais, vis-à- vis de vous-même, pourquoi tricher ? Et feindre « l'anti-pompidolisme » alors que vous allez gentiment, dimanche, consolider par votre abstention ce que vous faites mine de dénoncer ?
Mais non. Vous n'appartenez pas à cette très méprisable gauche-là. Simplement, si vous vous méfiez de la politique qu'imposera l'électorat naturel de M. Pompidou, vous n'avez pas confiance en celle que pratiquerait M. Poher.
Eh bien, on ne vous demande pas de crier « vive Poher », oh, non, mais de comprendre qu'il est exclu de vous laver les mains de ce duel. Et, si vous l'avez compris, de le faire à votre tour comprendre.
On vous demande de ne pas jouer la comédie du citoyen ou de la citoyenne qui se dit adulte, qui exige à ce titre une plus grande participation aux responsabilités personnelles, professionnelles, publiques. Et qui se dérobe, lorsqu'il faut les prendre.
C'est pénible, les responsabilités. Il faut n'en avoir jamais assumé, pour croire qu'il est plus facile de décider que de subir.
Vous voilà en face de la vôtre, telle que vous avez vous-même, d'ailleurs, souhaité la porter, en souscrivant à l'élection du président de la République au suffrage universel. Vous la retirerait-on demain que vous crieriez, à juste titre, au viol de la démocratie.
Mais il ne s'agit pas de vous la retirer, au contraire. Il s'agit de vous faire toucher du doigt que même si aujourd'hui elle vous pèse, vous ne pouvez pas vous dispenser d'en user.
Il n'y aura pas d'abstentionnistes, dimanche, hors la tranche irréductible de 22 à 24 % d'inscrits qui ne participent jamais à aucune consultation et qui ne se sont pas manifestés au premier tour. Il n'y aura, de la part de ceux qui déserteront les urnes, que des voix données à M. Pompidou. Pensez-y, vous qui en avez par-dessus la tête de cette campagne. Chaque fois que vous dites: « Moi, je m'abstiens ! Comment pourrait-on choisir entre ces deux-là ? », vous vous faites l'agent électoral du parti que vous souhaitez affaiblir.
Vous en êtes libre. A condition que vous sachiez ce que vous faites, au nom de votre délicate petite conscience de gauche.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express