Salue avec ironie les 'progrès' effectués par le régime soviétique qui laisse circuler une lettre de Soljenitsyne critique à l'égard du pouvoir en plein Moscou. Loue l'action de cet intellectuel inébranlable dans sa lutte, à quelques jours de ce qu'elle p
UNE BETE NUISIBLE
FRANÇOISE GIROUD
Les mœurs soviétiques ont fait quelques progrès depuis vingt-cinq ans. En février 1945, un jeune capitaine d'artillerie de 27 ans, Alexandre Soljénitsyne, plusieurs fois blessé, deux fois décoré, commettait l'imprudence inouïe d'écrire à un ami également mobilisé une lettre où il mettait en doute le génie stratégique de Staline.
La lettre fut interceptée, Soljénitsyne, qui se trouvait avec son unité en Prusse-Orientale, fut arrêté, dégradé, transféré à la célèbre prison Liubianka de Moscou — qu'il a décrite dans « Le Premier Cercle » — et condamné, en juillet, à huit ans de travaux forcés pour « agitation anti-soviétique parmi ses connaissances ». Sa peine achevée, il fut relégué en Asie centrale. Il souffrait déjà d'un cancer. Sans doute y serait-il encore si, contre toute attente, Staline n'avait été mortel. Il fallut quelques années pour que, chacun en étant persuadé, l'exil de Soljénitsyne prît fin. Et un an encore pour que, en février 1957, il fût réhabilité. Sa femme l'avait attendu — et « Le Premier Cercle » renseigne également sur ce que signifiait attendre pour l'épouse d'un condamné. Ils s'installèrent à Riazan, à 180 km de Moscou, où Soljénitsyne devint professeur de physique.
Crut-il que Staline n'avait été qu'un accident de l'Histoire ? De quelques-uns de ses souvenirs, il fit un récit qui eut le bonheur de plaire à M. Khrouchtchev, lorsqu'un membre du Comité central, M. Alexandre Tardovsky, rédacteur en chef de la revue « Novy Mir », le lui communiqua.
C'était « Une journée de la vie d'Ivan Denissovitch », publiée en 1962, contrepoint littéraire aux révélations faites par M. Krouchtchev lors du XXe Congrès. C'était la naissance d'un grand écrivain. Soljénitsyne quitta l'enseignement pour se consacrer à la littérature.
Aujourd'hui, le même Soljénitsyne, accusé de n'avoir pas protesté contre la diffusion du « Pavillon des cancéreux » et du « Premier Cercle » à l'étranger, est expulsé de l'Union des écrivains. Il répond à cette expulsion par une lettre ouverte dans laquelle il décrit une société « gravement malade » :
« Aveugles guides d'aveugles, écrit-il, vous ne remarquez même pas que vous allez dans la direction opposée à celle que vous aviez annoncée ? « Les ennemis vont entendre », voilà votre excuse. Les « ennemis éternels et permanents » donnent une justification facile à l'existence de vos fonctions et au fait que vous existez... Mais que feriez-vous sans ennemis ? Vous ne pourriez même pas vivre sans ennemis. La haine... est devenue votre atmosphère stérile.
« La proclamation des faits d'une manière honnête et complète : voilà la première condition de santé de toute société, y compris la nôtre... Celui qui ne veut pas de cela pour la patrie, celui-là ne veut pas la guérir de ses maladies, mais seulement les faire entrer à l'intérieur pour que la putréfaction se produise là. » Cette lettre circule à Moscou et Soljénitsyne est toujours en liberté.
N'est-ce pas là un progrès ? Cela est dit sans ironie, le sujet ne s'y prête guère. La question est de savoir si ce progrès-là constitue l'effort suprême que le système peut s'autoriser. Et alors, que faut-il penser de ce système, si fragile qu'après un demi-siècle d'existence, la voix d'un écrivain suffirait à le mettre en péril ?
En vérité, il s'agit moins, semble-t-il, de bâillonner définitivement Soljénitsyne, interdit de publication dans son pays depuis 1963, que de condamner au silence ceux qui prétendraient prendre sa défense. L'habituelle campagne de calomnies pourra se dérouler dans la presse, montrant aux populations quel serpent venimeux l'Union des écrivains a su démasquer. Personne ne pourra plus, sauf à risquer sa propre exclusion, c'est-à-dire à perdre tous ses moyens d'existence, plaider pour lui.
Deux voyageurs rentrant de Russie à la fin de l'été nous avaient annoncé que l'opération était imminente. Inévitable en tout cas, après l'occupation de la Tchécoslovaquie, dont elle n'est que le prolongement. C'est un avertissement donné à qui saura l'entendre, à l'intérieur des frontières soviétiques. Il dépasse bien évidemment la personne de Soljénitsyne.
Des intellectuels français, parmi lesquels Aragon et Sartre, ont adjuré leurs confrères russes de revenir sur « une erreur monumentale », et leur demandent : « Faut-il vraiment que les grands écrivains soviétiques soient traités comme des bêtes nuisibles ? » Ils ne peuvent pas ignorer la réponse. Oui, il le faut. Ou bien M. Brejnev est un sadique, M. Kossyguine un tyran, et l'ensemble des hommes qui détiennent tous les fils du pouvoir des malades mentaux. Ce serait confortable pour l'esprit, comme il serait confortable de penser que le traitement infligé à la Tchécoslovaquie est le fait de quelques pervers.
Mais non. Il se peut même que M. Brejnev soit un brave homme. Qu'il soit lui-même condamné à condamner.
Un Soviétique de quelque importance dans la hiérarchie disait, il y a quelques années, au cours d'une conversation privée : « Ne souhaitez pas que notre pays respire jamais une odeur de liberté. Je vous assure, ne le souhaitez pas. Vous ne soupçonnez pas dans quelles convulsions nous serions plongés, quelles révoltes surgiraient, quelles fureurs déferleraient... Je ne crois pas que vous auriez à vous en réjouir. »
C'est aussi, semble-t-il, l'analyse du gouvernement soviétique. Puisque l'incompatibilité est totale entre le système et ce que nous appelons les libertés, c'est le système qu'il faut préserver. Et pas seulement de l'agitation des écrivains, qui ne sont à la fin qu'une poignée. De tous les membres de cette nouvelle classe moyenne qui, à quelque poste que ce soit, dans l'enseignement, le secteur scientifique, l'industrie, ont quelque ambition pour leur pays et se sentent, devant les bureaucrates, comme une raideur dans la colonne vertébrale.
Ces Soviétiques de 25, 30, 40 ans qui n'ont jamais songé à remettre en cause le « socialisme », mais seulement à réaliser les promesses qu'il portait, combien sont-ils ? Il est impossible de le savoir.
L'important semble, en tout cas, de les isoler, de prévenir, si elle avait la moindre chance de se produire, cette coagulation des idées par le verbe dont les intellectuels ont eu, de tout temps, la mission. Mission dont Soljénitsyne, irréductible, ne cédant pas d'un pouce après trente-quatre années de persécution, déclare : « Je l'accomplirai en toutes circonstances, et plus efficacement, plus sûrement encore, du fond de ma tombe que vivant. »
Admirable folie d'un homme dressé, seul ou presque, contre la perversion de l'esprit et de l'espoir.
Le gouvernement soviétique apprécierait, néanmoins, qu'Alexandre Soljénitsyne eût, enfin, le tact de mourir.
F. G.