Un mauvais prétexte

Trouve absurde de juger responsable la Société de l'incendie d'un dancing.
UN MAUVAIS PRETEXTE

FRANÇOISE GIROUD

Pourquoi des jeunes gens meurent-ils, et pourquoi, parmi ces jeunes gens, le petit Guy, si gai, si tendre, qui aimait tant la vie, et Jean qui n'aurait pas fait de mal à une mouche, et Gisèle qui était si jolie...
Ah ! on voudrait tellement qu'il y eût une vraie réponse, une vraie réponse à donner à la mère d'un gosse de 20 ans qui a cherché en vain son enfant dans un magma de chairs calcinées, au bal, un dimanche, et qui se dit : « Pourquoi... pourquoi le mien ? »
L'expression de la douleur, ou de la colère, des familles endeuillées n'est pas seulement légitime. Elle est nécessaire pour évacuer l'angoisse que suscite l'inexplicable.
Les causes matérielles du drame qui a coûté la vie à cent quarante-cinq jeunes gens enfermés au Cinq-Sept de Saint-Laurent-du-Pont, on ne les cherchera jamais avec trop de persévérance, on ne leur donnera jamais trop de publicité.
Mais on dirait qu'aujourd'hui personne n'a plus le droit de pleurer sans que ses larmes soient aussitôt récupérées par un nouveau clergé.
En d'autres temps, l'évêque de la région eût parlé de punition divine infligée à des peccamineux. « Dieu l'a tirée du trésor de Sa colère ! » déclarait l'évêque de Mende, il y a moins de deux cents ans, à propos de la bête du Gévaudan. Tout le monde se savait coupable depuis le triste Adam, donc relevant de la justice de Dieu ou de Sa miséricorde.
Rien de tel, à notre connaissance, n'a été dit ou suggéré à propos de Saint-Laurent-du-Pont. Même le curé du village cherche, selon « Le Figaro », « l'interprétation de l'événement ». C'est cette interprétation que l'on trouve, depuis une semaine, partout.
Par exemple :
« La tragédie de Saint-Laurent-du-Pont juge une société qui, par crainte des resquilleurs, préfère mettre en cage sa jeunesse plutôt que de lui ouvrir des issues « de secours » ou non. » Lettre de M. Pierre Vidal-Naquet, publiée par « Le Monde ».
« Au moment où se déroule un débat budgétaire à l'Assemblée nationale, il faut bien remarquer que les élus manquent de moyens d'information et de contrôle, que l'Administration, faute de responsables, se renvoie les responsabilités, que le pouvoir politique remet aux banques et aux sociétés privées ce qui appartient à l'Etat. » Déclaration de M. Charles Hernu. Il s'agit toujours de l'incendie de Saint-Laurent.
« Pauvres enfants de 20 ans... que l'on verrouille dans les flammes de peur de vous voir resquiller au bal de votre dernier dimanche ! Il faut être réaliste. On est pour la libre entreprise, non ? Alors, ce n'est pas le moment de causer du tracas aux braves commerçants ! Même ceux qui ont découvert que la matière plastique coûte moins cher que le bois ignifugé et que le tourniquet permet de contrôler la clientèle... Et laissez venir à moi les billets de mille ! » François Fonvielle-Alquier, dans « Combat ».
« Ce sont les fondements mêmes d'une société qui sont en cause... une société où toute forme de rentabilisation de l'entreprise est considérée comme admirable. » Dominique Grandmont, dans « Combat », le même jour.
« Les gérants du Cinq-Sept ont payé de leur vie le respect de cette loi non écrite, mais qui, dans notre société, passe avant tout : gagner du fric... Il fallait bien que l'argent investi rapporte. » Lucien Benoît, dans « L'Humanité ».
« Il faut venger le meurtre de Saint-Laurent. Il faut venger les jeunes qui sont morts par la faute des riches. » Tract distribué à Grenoble par des étudiants.
En la circonstance, les riches qui ont fait mourir les jeunes avaient eux-mêmes 25 ans. Anciens employés de la Caisse de crédit agricole, ils s'étaient, semble-t-il, endettés auprès de cette caisse pour monter leur établissement. Pourquoi ? La mère de l'un d'eux aurait dit : « Mon fils est mort en faisant ce qu'il aimait. » Apparemment, ce n'était pas le « fric », mais la musique et la danse.
Tract à part, ces propos sont le fait d'hommes qui n'ont plus 20 ans.
Un clan politique ? Ils n'appartiennent pas au même. Une mode ? Si l'on veut. Mais il n'y a pas de mode sans signification. Quand, dans de si nombreux milieux, on se sent pressé de mettre la société en accusation parce qu'un dancing flambe, cela devient un phénomène intéressant.
Alors, de deux choses l'une. Ou l'on prend ces propos au pied de la lettre, on devient nerveux, et on a envie de répondre : « Ecoutez, Dieu ne vous va plus, bon, appelez-le La Société si cela vous fait plaisir. Il y a trente ans, pendant un moment, on l'a aussi appelé l'Histoire. Tout était ou n'était pas dans le sens de l'Histoire et devait être jugé en conséquence. Elle est passée, cette manie-là, et nous en sommes à la Société. Soit. Mais le premier avion transatlantique qui s'écrase avec cinquante milliardaires en dollars à bord, ce sera la faute de qui ? Je vous vois venir. Ce sera « bien fait ». La juste punition. En somme, vous vous êtes inventé un dieu sur mesure, pour qui la classe des pécheurs commence au-delà d'un certain revenu. Eh bien, salut, messieurs ! Ce clergé-là ne me convient pas plus que l'autre... »
Ou bien on essaie de regarder ce qui se passe sous la peau flétrie des mots, y compris le mot jeunesse. Et qui pourrait s'exprimer ainsi : l'injustice, ça ne marche plus. Les gens ne sont pas si bêtes qu'ils l'imaginent entièrement réductible. Mais ils pensent, et ils ont raison, qu'il y a de la marge avant que l'organisation sociale soit égalitaire jusqu'à l'irréductible.
Cette marge, que cela plaise ou non, sera réduite. Les prérogatives, les privilèges qui donnent la possession de l'argent seront, que cela plaise ou non, de moins en moins tolérés, de moins en moins tolérables. Ils diminueront progressivement ou bien, une nuit, un 4 août, peut-être, ils seront abolis. Si vous faites partie de ces privilégiés, choisissez.
Nous voilà loin de Saint-Laurent-du-Pont ? Non. Simplement, c'est un mauvais prétexte dont le Nouveau Clergé s'est emparé pour nous faire la leçon. Mais que ce prétexte ait été aussi spontanément saisi montre assez et à quelle fringale il répond, et à quel dérèglement de l'esprit conduit la religion privée de Dieu.
Si l'on osait plaisanter après un pareil drame, on dirait que seuls des gens de 40 ans au moins gagnant plus de 2 900 Francs par mois à deux peuvent désormais se permettre de périr tragiquement sans que les moralistes soufflent sur leurs cendres.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express