Critique rétrospective du texte d'Histoire d'O.
Histoire d'O
un grand texte contemporain
Passé le scandale qui présida à la parution en 1954 d'Histoire d'O de Dominique Aury, alias Pauline Réage, quel regard peut-on porter aujourd'hui sur ce texte ? Chacun à leur manière, deux écrivains, Françoise Giroud et Jean-Marc Aubert, attestent combien cet ouvrage interroge encore notre sexualité, et surtout nos fantasmes.
La comédie des sentiments
Les volumes de son Journal l'avaient déjà démontré, ce recueil de récits le confirme : Françoise Giroud sait remarquablement saisir au plus exact, au plus vif, les comportements de ses contemporains, leurs attentes, leurs ivresses et leurs désillusions. Même si l'élégance de l'écriture vient atténuer le vertige de ce constat, l'auteur nous rappelle que nous ne sommes jamais à l'abri de voir notre existence basculer, sans présage, dans les lieux les plus anodins : une salle d'attente d'aéroport, une vente de charité, l'espace virtuel d'Internet... C'est la comédie des passions, des sentiments (et des ressentiments) qui se joue à chaque fois. Par exemple, ce jeune couple qui finit par se séparer, et dont l'exposé de la rupture débute ainsi : « Tout avait commencé par un tube de pâte dentifrice. » Derrière les faits les plus anodins, l'auteur décèle les gouffres de doute et de solitude qui toujours nous menacent. La lucidité et la volonté sont alors nos seules sauvegardes, comme semblent le montrer quelques récits aux héroïnes attachantes. Est-ce un hasard si, pour l'écrivain, ce sont les femmes qui maîtrisent le mieux leur destin ?
E. L.
UN GRAIN DE VERITE,
PAR FRANÇOISE GIROUD
Histoire d'O est le seul grand texte érotique contemporain. Qu'il soit l'œuvre d'une femme n'est pas insignifiant quand on voit ce que les femmes dites libérées ont apporté jusqu'à présent à la littérature dans ce domaine : une pornographie du pauvre. L'érotisme, que diable, ce n'est pas ça. Au demeurant, Dominique Aury, l'auteur, si longtemps mystérieux de ce roman qui, dans les années cinquante, fut un authentique scandale, Dominique Aury, alias Pauline Réage, était tout le contraire d'une femme libérée. Discrète, effacée, modeste, dissimulée sous un pseudonyme qui ne fut pas percé avant quarante ans, elle ne tira ni profit ni gloire de ce chef-d'œuvre sinon, à la fin, auprès d'un petit nombre quand son nom fut révélé. Elle était déjà une très vieille dame, délicieuse, comme ravie d'avoir fait une bonne farce.
En vérité, ce qu'elle avait cherché en écrivant - elle l'a dit un jour -, c'était à « épater Jean Paulhan » dont elle était très proche. L'opération a réussi. Dans la préface d'une édition de poche, Paulhan écrit : « Sans doute Histoire d'O est la plus farouche lettre d'amour qu'un homme ait jamais reçue. » Il ne confesse pas qu'il en est le destinataire, mais, s'écrie- t-il, « Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? Ce dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais plus qu'aujourd'hui). Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient : qu'elles ne cessent pas d'obéir à leur sang ; que tout est sexe en elles et jusqu'à l'esprit. Qu'il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesser de les battre. Qu'elles ont simplement besoin d'un bon maître... »
Le saisissant chez O, c'est la rapacité dans la souffrance, la volupté d'être brutalisée, enchaînée, sodomisée, martyrisée jusqu'à la déchirure dès lors que tel est le désir sacré de son partenaire, auteur ou spectateur de ces jeux minutieusement décrits jusqu'à ce qu'on en frissonne.
Une O dort-elle, comme le suggère Paulhan, dans chaque femme, à condition qu'elle trouve « un bon maître » ? La conclusion est un peu rapide, il me semble, mais elle contient sans doute un grain de vérité. Assez pour qu'aucune ne puisse lire Histoire d'O avec indifférence, et sans se poser quelques questions.