« Nouveaux Mémoires intérieurs » de François Mauriac
Il brûle de parler, puis se ressaisit. Il agace sa vérité, puis, lorsqu'elle s'éveille, il se détourne pour humer le lilas. L'oreille tendue à l'écoute du passé, il écrit : « Ce qui ne peut s'affronter, c'est notre vie vécue. » Parole étonnante pour un mémorialiste de soi-même. Et qui situe le livre où il entend se tenir : les « Mémoires intérieurs » de François Mauriac s'arrêtent là où commence la censure intérieure. Ils ne franchissent pas, au seuil du souvenir, les portes de la nuit. Mais alors, pourquoi ces mots jetés, ici ou là, cette « vie coupable », ce « trouble destin », grains de poivre qui craquent soudain dans la crème du superbe saint-honoré que M. François Mauriac a dressé pour son quatre-vingtième anniversaire ?
Il a souvent dit l'effroi que lui inspirent les Henri Guillemin de l'avenir. Dans un mouvement qui lui est naturel, il les provoque cependant, laissant passer le
bout d'une oreille pointue pour assurer aussitôt qu'il s'agit d'un bon petit diable.
Et comme, de son métier, il connaît tous les tours, l'agacement naît à peine que, d'une phrase, il le désarme. S'attendrit-il sur sa laideur d'enfant au point que l'on rêve de lui jeter Sartre dans les jambes et « Les Mots » à la tête ? Il les brandit lui-même : « Cet enfant que je pourrais traiter aussi durement que le Sartre d'aujourd'hui traite le petit Jean-Paul dans « Les Mots »... Mais ce ne serait pas juste. »
Juste : c'est admirable. M. François Mauriac aura donc trouvé quelqu'un envers qui il convenait d'être « juste ».
Cette longue vie protégée de bourgeois aisé traversant le siècle des douleurs, se prend-on à penser qu'il y manque une dimension ? « La matière de ces mémoires : ce qui se passait au-dedans de moi. Car au-dehors, il ne s'est à la lettre rien passé : je n'ai pas fait une seule vraie guerre, ni un seul vrai voyage. »
S'interroge-t-on sur le chrétien qu'il fut ? « Je devrais finir sur ce doute, sur cette angoisse qui ne m'aura jamais quitté : qu'il ne se trouve pas une once de christianisme authentique dans ces pages qui paraissent en déborder. »
Se lasse-t-on d'en apprendre sur ses vertus ? « Je serai demeuré toute ma vie le rhétoricien qui voulait que sa dissertation l'emportât sur toutes les autres et qu'elle fût lue devant la classe. »
Cela est si bien fait, si bien dit, que la classe fascinée écoutera jusqu'au bout : le chant des oiseaux de Malagar, le rire de l'enfant que sa grand-mère appelait Briscambille, l'émoi du vieil écolier encore tout ébloui, à son âge, d'avoir été distingué par Barrés, la prière du soir récitée en commun dans la demi-ténèbre, et toute la musique du monde dans la voix de sa mère.
Les sortilèges du style, M. François Mauriac en sait la puissance. Il peut, à l'infini, croiser et recroiser ses pas sur ces chemins si souvent parcourus, il peut écrire sans rire : « Je ne sais plus quelle est l'année, ni quel âge j'ai... » Il peut s'émerveiller de ce qui nous hérisse... C'est sans importance. Plus forte que la mélodie, c'est la symphonie rousse des mots de l'automne, pliés à sa cadence, qui porte ce dernier livre jusqu'à sa fin.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
littérature