Évoque sa propre jeunesse dans la pauvreté pour louer le vote des trois semaines de congé obligatoire pour l'ensemble des Français
C'était une petite librairie. C'était un bon patron. Il me donnait 800 fr. par mois et tout le monde me disait : « Pour une débutante, vous avez de la chance, vous êtes bien payée. »
Oui, c'était un bon patron, courtois, distrait et amoureux.
Amoureux de sa femme qui le lui rendait bien.
Je lui servais à la fois de vendeuse et de secrétaire : « Nous avons bien reçu votre honorée du 27 courant », « Nous vous accusons réception de votre chèque barré n°, etc., etc. »
Au bout de quelques mois, il manifesta timidement l'intention de m'augmenter. Son frère se moqua si cruellement de cette idée baroque — augmenter une employée qui ne demandait rien — qu'il y renonça précipitamment, comme s'il avait proféré une indécence.
Le 24 décembre, il me glissa en souriant 200 fr. dans la main droite. Après 20 ans, je sens encore contre ma paume le contact de ces deux billets pliés. A cause d'eux, je ne suis jamais parvenue à donner, avec toute la négligente dextérité souhaitable, un pourboire.
Un jour, il me raccompagna jusqu'à la maison pour y apporter une machine à écrire sur laquelle je devais travailler pendant le week-end. Lorsqu'il traversa la petite cour sur laquelle donnait l'appartement, agréable d'ailleurs, où nous habitions, il dit, tout attendri :
« Ils sont à vous tous ces petits chats que je vois trotter là ? »
« Ce ne sont pas des chats, monsieur, ce sont des rats, répondis-je. Ils sortent des caves de l'épicerie voisine. »
La machine à écrire faillit lui échapper des mains et il eut ce mot admirable :
« On ne vous a pas dit que c'était malsain, les rats ? ».
Parce que c'était un bon patron.
Il prit de longues vacances. Sa femme aussi. Lorsqu'il revint, il me dit :
« Je me sens beaucoup mieux, plein d'énergie. Nous allons pouvoir travailler tous les soirs pendant quelques jours pour préparer le catalogue. »
Pourtant c'était un bon patron. Mais il n'avait jamais entendu dire que les vacances présentaient quelque utilité au-dessous d'un certain revenu.
Le sien le situait dans la catégorie de ceux qui ont besoin de vacances. Le mien me situait dans la catégorie de ceux qui n'en avaient pas besoin.
Et il y avait quelque chose de presque réconfortant dans ce postulat. C'était une sorte de certificat de bonne santé morale et physique qu'il me décernait.
Lui, il n'y aurait pas tenu, vous savez !
Avant-hier, l'Assemblée nationale a décidé que trois semaines de congé étaient nécessaires à tous les travailleurs.
Même s'il ne devait rien rester d'autre du passage au pouvoir de ce gouvernement, il restera cela.
F. G.