Tranquille pour la vie

Se fait écho à la proposition du parti radical de supprimer les concours. (Cite JJSS parmi les auteurs de cette proposition). Réflexion sur la signification de la notion de concours pour la majorité de la population.
TRANQUILLE POUR LA VIE

FRANÇOISE GIROUD

Au nom de l'efficacité et de la justice sociale réunies, MM. Maurice Faure et Servan-Schreiber ont fait admettre par le Congrès radical le principe de la suppression des grands concours.
Le premier est lui-même agrégé d'histoire et de géographie. Le second polytechnicien. Un inspecteur des Finances, M. Michel Albert, figure en bonne place parmi les principaux artisans du « Manifeste ».
Autant dire que ces trois messieurs sont de la paroisse, une paroisse où l'on ne se bouscule pas : la promotion de M. Faure se composait de trente-huit lauréats, une promotion de Polytechnique de moins de 300 élèves, et une promotion de l'Ena de 90 élèves. Au sein même de ces promotions, une nouvelle hiérarchie réserve aux dix ou douze premiers X le corps des Mines, aux dix ou douze premiers énarques la faculté de choisir l'Inspection ou le Conseil d'Etat.
A ce système fermé, aristocratie sournoise où l'on ne s'introduit que par concours, et dont rien ne saurait ensuite vous déloger, les radicaux entendent substituer un système ouvert. Une sélection beaucoup plus large non soumise à concours, qui ne laisse pas inexploitées les richesses potentielles de la nation en matière grise et en créativité. Le nombre, pensent-ils, créera ensuite une fructueuse compétition permanente entre les diplômés au lieu de leur assurer des privilèges.
Ils prennent donc, de plein fouet, et les défenseurs du système actuel et les adversaires de l'esprit de compétition, et une masse de familles apparemment non concernées, qui cependant le sont. Parce que le concours, pour elles, c'est l'espoir.
Comme beaucoup de traditions françaises, le grand concours unissait à l'origine l'inspiration démocratique et le goût de l'exploit individuel. Il était censé couronner le mérite où que celui-ci surgisse. Les années ont succédé aux années en altérant à peine, au sein des familles, l'idée que l'on se fait de sa fonction. L'ironie parfois agressive dont les anciens élèves des grandes écoles font l'objet, les plaisanteries classiques sur la sécheresse technocratique, la morgue intellectuelle ou l'esprit de caste de tout ce qui a franchi la barre des grands concours, tout cela trahit assez quelle nostalgie nourrit, en France, bon nombre de ceux qui ne l'ont pas sautée.
Que traduit donc le fait de réussir le saut ? Une situation familiale favorable à cet exercice, des circonstances clémentes et quelques capacités particulières non négligeables, telles que la mémoire, la faculté de concentration, la discipline, la résistance physique, l'art d'organiser son travail, et un psychisme orienté vers ce genre de succès, fût-ce sur des bases névrotiques. Les mères abusives d'une part, et les humiliations de l'autre, font plus que l'intelligence, et les grands dons intellectuels. Lesquels sont souvent présents, par surcroît, mais non indispensables.
N'importe. Et M. Maurice Faure l'a bien exprimé. S'il s'est rangé au principe de la suppression des grands concours, c'est à cause d'un souvenir personnel : le soir de 1945 où il a su qu'il était reçu à l'agrégation, il s'est dit : « Maintenant, je suis tranquille pour la vie. »
Il pense aujourd'hui qu'il n'est ni convenable ni fécond qu'à 23 ans un jeune homme soit à ce point tranquille. Pour sa part, il a choisi d'abdiquer cette belle tranquillité en s'engageant dans la carrière de la politique, soit la plus incertaine. Mais un agrégé est, en effet, « tranquille pour la vie ». Un X, un Ena, un normalien aussi. La compétition, il faut la soutenir furieusement avant le concours. Après, c'en est fini. Rien ne vous y force. On a la tête hors de l'eau pour toujours, la certitude de gagner honorablement sa vie, et un titre qui répond de votre insertion dans une case sociale convenablement située.
Cette sécurité qui marque souvent, en outre, une promotion dans l'ordre social, paraît encore fort désirable à nombre de familles avides d'en pourvoir leurs fils par les concours et leur fille par le mariage avec les lauréats desdits concours.
On voit bien ce que, si tôt acquise, elle porte en elle de stérilisant. Rien de tel pour éteindre l'imagination, l'esprit d'entreprise et l'ardeur au travail. Alors que la compétition permanente exalte ces dispositions. Encore faut-il qu'elle n'en développe pas d'autres, moins plaisantes en vérité.
Il est vrai que trop de sécurité châtre, assoupit, sclérose prématurément. Pour conserver vivacité et invention, il est bon d'avoir à en user. Mais trop d'insécurité stérilise autrement. A être sans cesse menacé ou remis en question, il arrive que la panique ou le découragement l'emportent sur la stimulation. L'insécurité opère une sélection d'un genre particulier : elle n'épargne que les plus forts, d'une force qui ne doit rien à la qualité humaine ni aux qualités créatrices. Et elle mutile les autres, au lieu qu'ils osent s'épanouir.
C'est un grand problème de savoir jusqu'où l'insécurité est féconde en dynamisme, pour l'individu comme pour une nation, à quel moment elle devient paralysante. Il n'y a de réponse valable ni pour tous les hommes ni pour toutes les collectivités nationales. Mais il est clair qu'il est impossible de gouverner aujourd'hui sans avoir une juste intuition du seuil d'insécurité personnelle que tel ou tel groupe d'hommes peut atteindre sans révolte.
Tranquille pour la vie? A bien des égards, il faudrait que tout le monde le soit. Le droit au logement, au travail, à des conditions d'existence décentes à tout âge ne fait même pas question. Mais le droit à l'échec, celui de passer d'un métier à un autre sans être jugé « instable », celui d'apprendre ceci, et puis cela, de chercher sa voie, de trouver sa joie ?
Ensuite, va pour l'insécurité et la compétition créatrices. Mais la source n'en a jamais été la peur du chômage (et ailleurs de la police). Elle est dans cet instinct mystérieux qui pousse tous les groupes d'enfants à vérifier lequel court le plus vite.
Il y en a toujours un qui gagne, parce qu'il est vraiment le meilleur. Et un autre, sur ses talons, parce qu'il pense : « Si je perds, ils vont se moquer de moi. » Et un autre qui pourrait gagner, mais qui n'oublie jamais d'aider le dernier. Et un autre encore qui se dit : « Si j'avais de bonnes chaussures, je gagnerais. Il faudrait que j'invente un truc, des semelles, des pointes, un talon... » Et un autre qui se dit : « Ce qu'ils sont bêtes à courir comme ça... », parce qu'il saisit l'absurde de la compétition limitée à son objet.
Et tout cela fait une société humaine. Les jeunes poulains n'organisent jamais de courses.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express