Tilt

Accélération du changement auquel sont soumis les hommes et femmes au cours de leur existence. Analyse qui s'appuie sur l'ouvrage du sociologue américain Alvin Toffler, « Le choc du futur ». Introduit les extraits de ce livre qui sont publiés dans l'éditi
TILT

FRANÇOISE GIROUD

Si l'on annonce au locataire d'un appartement qu'il sera obligé de le quitter dans un an, ses relations avec cet appartement se modifieront. Il n'y fera aucuns frais, peut-être même pas les petits frais d'entretien indispensables.
Il se prendra à détester le lieu qu'il habite, ou à s'y attacher, au contraire, excessivement. Selon son tempérament, il envisagera la perspective du changement avec l'espoir de trouver mieux, et s'en promettra du plaisir. Ou il dira : « Du moment que j'ai de la place pour mes livres... » Ou le seul fait d'avoir à changer l'assombrira, et le rendra nerveux. Tout dépend de ses facultés d'adaptation. Facultés dont les ressorts sont ignorés. On sait seulement qu'elles ont tendance à fléchir avec l'âge et surtout avec la santé, mais par rapport à une faculté initiale d'adaptation, de mobilité, fortement variable d'un être humain à l'autre.
Ce locataire en sursis dans son appartement, c'est l'homme — et la femme — de notre époque, dans sa vie. Du moins celui qui est citoyen d'un pays développé. Dans son travail, dans ses relations affectives, dans tout ce qui fait le tissu de son existence, il est soumis à une accélération du changement dont la cadence peut l'ébranler jusque dans ses fibres les plus intimes.
Tout se passe comme si personne n'avait plus de présent qu'il puisse projeter sur l'avenir, mais seulement un avenir qui ronge sans cesse son présent. C'est ce qu'un sociologue américain, Alvin Toffler, a baptisé « le choc du futur ».
Son livre n'a pas encore été publié en France. Il le sera bientôt. Le contenu en est si important, si éclairant, si excitant pour l'esprit, et en même temps apaisant, que L'Express s'en était assuré les droits de reproduction avant même qu'il ne sorte aux Etats-Unis, où il a connu, depuis, un exceptionnel succès. Ce sont des extraits de ce livre que nous publions cette semaine.
Les sociologues ne manquent pas qui nous regardent comme M. Fabre regardait ses insectes. Et qui publient des études parfois pénétrantes. Mais, par leur forme, ou par la méthode d'investigation de l'auteur, elles semblent toujours concerner les autres, et transformer à son tour le lecteur en entomologiste.
Le talent d'Alvin Toffler — on pourrait presque dire le tour de force — c'est qu'il ne nous parle pas des autres. Mais de lui, de vous, de moi, de nos amis, de nos parents, de nos enfants. Tels que nous sommes aujourd'hui, c'est-à-dire ballottés, bousculés, troublés par cette irruption du futur dans le présent et par ses conséquences, contre lesquelles les uns se cabrent tandis que les autres essayent de comprendre. Mais le résultat est toujours de « choquer », au sens propre du terme. Malaise, névrose collective, irrationalisme, déchaînement de violence, ce qu'il décrit en l'attribuant à ce choc est, sans doute, plus sensible aux Etats-Unis qu'en Europe, et singulièrement en France. C'est le fait d'une société super-industrielle, et, parce que nous n'en sommes pas encore là, un certain décalage tient une partie de la population relativement épargnée. Epargnée : c'est-à-dire que ses angoisses, ses craintes, ses problèmes sont encore ceux des sociétés en voie d'industrialisation. Et que l'on y redoute, par exemple, l'uniformisation, la standardisation, la robotisation, alors que le futur nous apportera exactement le contraire et que, selon Toffler, ce ne sera pas facile à vivre non plus !
En tout cas, les Etats-Unis sont déjà sur l'autre versant.
Mais, si certains chapitres du « Choc du futur » décrivent des phénomènes qui ne nous ont pas encore atteints, ni pour le meilleur ni pour le pire, l'ensemble de l'analyse de Toffler est saisissante par son actualité vécue, et par la façon qu'a l'auteur de vous faire « tilt » dans la tête. Il ne cache pas, d'ailleurs, que c'est son objectif : transformer subtilement son lecteur, le conduire non à prévoir demain, mais à l'intégrer en permanence dans son système mental parce que c'est, selon lui, la seule manière de faire face avec bonheur à une situation en évolution rapide.
Certains ne peuvent simplement pas le faire. Au moins verront-ils mieux de quoi ils sont victimes et peut-être en seront-ils relativement tranquillisés. Quand on sait que l'on ne peut plus monter les escaliers, on ne se bat pas en vain pour les supprimer. On se loge au rez-de-chaussée. Il faudra aménager beaucoup de rez-de-chaussée psychologiques pour tous ceux qui n'ont plus ou qui n'ont pas le souffle nécessaire à cette escalade accélérée du temps.
Les journalistes y sont, par profession, trop affrontés pour ne pas l'éprouver de façon intense. Qui, dans notre métier, n'a pas écrit un article dépassé, dans les faits ou dans l'analyse, avant même qu'il soit imprimé ? C'est que les faits vont de plus en plus vite et supposent de nouvelles conclusions.
Sans doute les gens de presse trouvent-ils une forme de satisfaction à cette gymnastique d'adaptation. Mais on voit bien ce que, pour d'autres, et parfois pour eux, elle peut avoir d'éprouvant. Comment la superposition perpétuelle du nouveau sur l'ancien, quand elle atteint la culture que nous avons reçue, le système de valeurs qui nous a été enseigné, le paysage social où nous nous sommes développés, peut finir par être insupportable. Comment on peut en arriver à lui opposer aussi bien la léthargie que la violence.
Prenons, arbitrairement, pour base d'une vie humaine, 62 ans par génération. Nous serions, en cinquante mille ans, la huit centième. Six cent cinquante au moins se sont déroulées dans des cavernes. Les huit dernières seulement ont connu l'imprimerie, c'est-à-dire la communication de la connaissance d'une génération à l'autre. Les deux dernières seulement ont su mesurer le temps avec précision. Et, aux Etats-Unis, c'est une seule génération qui s'est presque entièrement arrachée à l'agriculture en même temps que la moitié des « cols bleus » s'arrachaient au travail manuel.
Quand on prend conscience de si fantastiques bouleversements ramassés en un temps si court, par rapport au rythme ancien, ne comprend-on pas mieux la nature de la crise moderne ? Et autre chose aussi : que la résistance collective au changement, catastrophique quand elle est majoritaire, a sa vertu quand elle a juste assez de poids pour tempérer l'accélération.
Peut-être en sommes-nous exactement à ce point, en France. Si c'était vrai, si par quelque miracle le dosage était le bon, nous pourrions être optimistes sur notre avenir collectif, et sur la façon dont nous amortirons le choc du futur. Quelquefois, on y croit, à ce miracle-là.
Quant à notre avenir individuel... Lorsqu'on se plaint du temps qu'il fait, il n'est pas mauvais de savoir qu'il pleut pour tout le monde.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express