Suite à l'attentat à la bombe perpétré dans un avion de ligne par un groupe terroriste palestinien, FG mène une réflexion sur le terrorisme et en particulier dans le cas complexe du conflit israëlo-palestinien. Évoque la morale de conviction.
Périr de main arabe dans un avion suisse à cause d'Israël, y a-t-il mort plus absurde pour un Noir ?
Ce sort, exemplaire en un sens, a été celui d'Olivier-Georges Césaire, sénégalais, frère du poète Aimé Césaire, professeur de chimie analytique et de toxicologie à l'université de Dakar. L'organisation responsable de la désintégration d'un appareil de la Swissair faisant route vers Tel-Aviv l'a assassiné joyeusement, en même temps que onze Suisses, dix Allemands, deux Mexicains, deux Canadiens, un Belge et un Britannique, tous étrangers au conflit du Proche-Orient. Quarante-sept personnes avec les passagers israéliens.
Sinistre opération, en vérité. Un colis piégé qui explose dans la soute d'un avion civil, c'est du terrorisme sauvage.
Après qu'un groupe palestinien, proche du Dr Habache, en a revendiqué la gloire, personne ne tient plus, apparemment, à l'assumer. Cela ajoute à la beauté de la chose pour qui en juge de son fauteuil et veut continuer de penser qu'il y a tout de même plusieurs façons de combattre, et que cette vieille notion d'honneur...
Mais on se trompe toujours en portant sur ceux qui exercent le terrorisme des jugements moraux. Le terroriste a sa propre morale. Ce qui compte pour lui ce ne sont pas les certificats de bonne ou de mauvaise conduite décernés par des gens dont il se moque et qui vivent dans un autre système que lui. C'est le résultat obtenu par rapport à une cause qu'il ne met jamais en doute. Il pratique « la morale de conviction ».
Cela est aussi vrai du terrorisme intellectuel, moins meurtrier, sans doute, mais non moins dangereux pour l'intégrité de l'esprit.
Les résultats acquis par les assassins du ciel sont-ils satisfaisants ? Pour eux, s'entend. Au-delà du plaisir intense qu'en tirent généralement les participants, le crime paie-t-il ? Rien n'est plus difficile à évaluer que le bilan d'opérations terroristes. Il faut mesurer l'effet psychologique sur les combattants de la même cause, qui n'ont pas forcément le goût de l'assassinat, sur leurs adversaires, sur les supporters des uns et des autres. Il faut peser les effets de la peur qui soumet les hésitants, mais aussi ceux de la colère.
Le terrorisme soulève toujours l'indignation parce qu'il est aveugle, et parce qu'il est tricherie par rapport aux règles du jeu de la guerre. Mais quand l'indignation est sans application pratique, qui gêne-t-elle ?
Comme le conflit du Proche-Orient est un paquet de nœuds où l'on ne trouve pas deux francs ennemis en présence, mais dix ou vingt pays et autant de gouvernements dont les passions et les intérêts stratégiques, politiques, financiers, se mêlent, s'opposent ou composent, il semble exclu que l'indignation internationale se traduise par des accords internationaux.
La Suisse, choquée, a vivement réagi. Les ressortissants des pays arabes ne pourront plus entrer sur son territoire sans visa. Mais elle doit elle-même prendre grand soin d'expliquer cette mesure de façon qu'elle ne soit point blessante pour ses clients.
Les appareils de huit compagnies arabes ont été empêchés, mardi, d'utiliser l'aéroport de Londres, parce que les employés de la compagnie britannique Boac refusaient d'aider à tout trafic avec le Proche-Orient. Mais si le personnel de toutes les compagnies n'est pas solidaire, dans une action de ce genre, quelle compagnie peut se suicider ? Et, si scandaleux que soit un attentat, qui décidera qu'il justifie des représailles indiscriminées dont on voit bien, de surcroît, le prix qu'elles pourraient coûter ?
Dans l'immédiat, c'est Israël qui s'est trouvé inévitablement pénalisé par les compagnies aériennes, et non les coupables présumés, non identifiables et non identifiés. Vols suspendus, transport de courrier et de fret interrompu, colis conservés dans les entrepôts pendant le temps nécessaire pour que, le cas échéant, le mécanisme de mise à feu d'une bombe se détériore, etc. Donc, du point de vue tactique, le crime a payé.
Mais s'il y a quelque part un homme ou un groupe d'hommes qui élaborent une stratégie palestinienne, leurs calculs doivent être plus poussés.
Les terroristes peuvent dédaigner, quant à eux, le système moral qui réprouve les attentats ; ce système n'est pas étranger aux pays dont l'appui, l'abri, les fonds, les armes leur sont nécessaires. On le voit bien à l'exhibition de cette macabre balance des comptes, où les malheureux ouvriers égyptiens tués au cours d'un bombardement israélien devraient justifier la destruction d'un avion suisse et de ses passagers.
80 moins 47, je mets 3 et je retiens 1... les responsables palestiniens doivent, dans le privé, compter un peu autrement. C'est de leurs comptes, tous éléments réunis, que dépendra à la fin l'avenir de la sécurité aérienne, du moins pour ce qui est des attentats d'origine arabe.
Reste à savoir s'il y a d'authentiques « responsables ». Et s'ils ont les moyens de tenir leurs terroristes. Tous les mouvements d'agitation ont connu ou connaissent ce problème. Le terrorisme est une forme du désespoir. Il fleurit là où les hommes ont le sentiment, juste ou faux, que toute action est bonne quoi qu'elle détruise. Puis naît très vite un vertige du terrorisme, une ivresse qui est toute proche de l'ivresse du pouvoir, dans ce qu'elle peut avoir d'abject.
Focaliser l'intérêt, de Moscou à Washington, désorganiser le trafic aérien mondial à soi seul, ou à deux ou à trois, avec un matériel aussi rudimentaire qu'un colis piégé, ce n'est pas du pouvoir, cela ? On sait que plus les sociétés sont techniquement sophistiquées, plus il est facile à un tout petit nombre d'en détraquer le fonctionnement. Toutes choses égales, c'est ce que font, par exemple, dans l'Université, ceux qui détruisent les fichiers.
Le monde ultra-sophistiqué du transport aérien peut aisément être bouleversé par quelques fanatiques en proie à leurs émotions.
Mais cela est vrai, aussi, du monde ultra-sophistiqué des relations internationales, où l'imbrication des intérêts de tous ordres devient si complexe, si raffinée, que n'importe quelle impulsion survenant à la place d'un calcul semble pouvoir détraquer la machine et déclencher l'engrenage d'une guerre générale. N'importe quel geste inspiré par le désespoir, la passion, le vertige du pouvoir ou les trois réunis.
Le vrai danger, ce n'est pas l'existence d'hommes en proie à des sentiments violents qui les conduisent à des actes violents. C'est la coexistence entre ces hommes-là et l'ordinateur.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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