Publication de « Djamila Boupacha », écrit par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, racontant le calvaire de cette jeune algérienne torturée en 1960.
Djamila Boupacha. Ce nom vous dit-il encore quelque chose ?
C'était, Jusqu'à ce jour, celui d'une jeune fille suppliciée, à Alger, en février 1960. Rien que de très ordinaire. Quelques sots et quelques sottes en perdirent le sommeil. L'immense majorité des Français, vaguement informée, haussa les épaules en pensant, comme dit l'Autre : « Péripétie ».
Sur la célèbre couverture blanche du plus grand éditeur français, Gallimard, les quinze lettres de ce nom, Djamila Boupacha, sont aujourd'hui sagement alignées, composant le titre d'un livre, signé par deux auteurs.
Des hommes et des femmes, apercevant ce livre chez leur libraires entre deux prix littéraires, l'achèteront sans doute : outre la caution de l'éditeur, l'un des auteurs jouit d'une vaste notoriété. C'est Simone de Beauvoir. L'autre, Gisèle Halimi, n'est pas connue en littérature. C'est une jeune avocate, inscrite au barreau de Paris.
« Djamila Boupacha » raconte l'histoire d'un crime. Ce n'est pas un témoignage, un cri de douleur, une opinion. C'est un dossier. Chacun peut l'ouvrir, le feuilleter, et en tirer ses propres conclusions. Dans la nuit du 10 au 11 février 1960, une jeune fille algérienne est arrêtée, chez elle, en même temps que son père, par les forces de l'ordre.
Elle a 22 ans. Elle est vierge. Pour l'obliger à avouer un acte de terrorisme qu'elle n'a pas commis, neuf hommes s'acharnent sur ce jeune corps nu, et la violentent avec le goulot d'une bouteille de bière, après l'avoir soumise jour après jour a des tortures moins raffinées.
Après avoir passé trente-trois jours entre les mains des « enquêteurs », elle avoue.
Le 15 mars, elle est inculpée. Son corps est brisé mais, en présence du juge d'instruction, elle a un sursaut de révolte. Elle déclare qu'elle a été torturée. Le procès-verbal de première comparution contient cette déclaration.
Ce que ces neuf hommes avaient fait, personne ne pouvait le défaire. Mais, sollicitée de défendre Djamila Boupacha devant le Tribunal militaire d'Alger, Gisèle Halimi réussit à obtenir le renvoi de l'affaire et déposa plainte en tortures et séquestration, avec constitution de partie civile. L'accusée devenait accusatrice. Elle imposait, ainsi, juridiquement, l'ouverture d'une information.
En déclenchant cette bataille de procédure apparemment dérisoire, la jeune avocate avait gagné le temps nécessaire pour alerter, en France, la conscience publique.
Intervention vigoureuse de Simone de Beauvoir, constitution d'un comité, démarches multiples, prises de position éclatantes : Djamila Boupacha fut arrachée aux tribunaux d'Alger et transférée en métropole (elle est incarcérée, aujourd'hui, à la maison d'arrêt de Rennes). La Cour de Cassation, par arrêt du 15 décembre 1960, dessaisissait pour cause de sûreté publique les juridictions d'Algérie et confiait le dossier à M. Chausserie-Laprée, juge d'Instruction de Caen, juge français de France.
Cela apparut comme une victoire.
L'Algérie, on le savait qu'elle était folle, et qu'elle rendait fous ceux qui s'y frottaient. A sa chaleur, tout le vernis de la civilisation, des principes, de la légalité, de la morale, fondait.
Seuls, les hommes de grand caractère, d'honneur et de foi pouvaient s'y maintenir intacts. Les autres, désagrégés, rendus à leurs instincts, devenaient des bêtes de jungle.
Quelques esprits sombres prophétisaient que ces bêtes deviendraient un jour féroces à l'égard de leurs propres frères, si on les laissait proliférer en paix.
Il ne convenait à personne de les croire. La France dormait tranquille. L'ordre régnait. Les bénéfices commerciaux allaient croissant. La paix était pour demain. Le Général allait nous arranger ça.
Et Djamila Boupacha transférée en France, sa plainte instruite en France, n'était-ce pas le signe même qu'une autorité sereine régnait sur le pays ?
L'histoire de la jeune fille suppliciée, voici où elle en est : M. Chausserie-Laprée, méticuleux, scrupuleux, pointilleux, a exécuté avec une implacable rigueur la tâche dont il était chargé. Le récit de Gisèle Halimi rapporte tout le détail de son action obstinée. Le jour où il a considéré que son dossier contenait les éléments permettant de conclure à l'existence des tortures infligées à la plaignante, il a demandé à Alger communication de documents et de photos permettant à Djamila Boupacha d'identifier, parmi ceux qui l'avaient approchée, les criminels.
Ces documents lui ont été refusés.
Le ministre des Armées a fait connaître qu'il était d'accord pour qu'une confrontation physique ait lieu entre la jeune fille et ceux que le juge d'instruction désignait. Mais, pour les citer régulièrement, le juge doit disposer, à peine de nullité, d'un certain nombre de renseignements, tels que l'état-civil complet, l'adresse, l'unité, etc.
Ces renseignements, il les a demandés le 13 février 1961, par les voies hiérarchiques. Il ne les a jamais reçus.
Le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi contient, en annexe au récit, douze commentaires parmi lesquels ceux du général de Bollardière et du R.P. Chenu.
Il sera diffusé dans la France entière car il ne s'agit plus, cette fois, d'un jeune éditeur héroïque aux moyens limités, d'un franc-tireur de la conscience. C'est une puissante et vieille maison qui en arrive, elle aussi, à entrer dans le combat. Quel combat ? « Nos enfants, écrit le général de Bollardière, doivent pouvoir respecter la justice de notre pays, sans quoi le pire malheur sera sur eux, celui de ne pouvoir se respecter soi-même. »
Au delà d'une jeune fille, il s'agit d'un principe. Je vous demande infiniment pardon, mademoiselle, si, pour évoquer votre supplice, l'émotion n'y est plus, si votre tragédie personnelle s'insère dans un chapelet que nous n'en pouvons plus d'égrener, si nos yeux restent secs. C'est d'humiliation que nous brûlons. Pendant que votre nation est en train de se faire, la nôtre va-t-elle se défaire...
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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