Sur les ponts…

Réflexions sur le courage nécessaire pour affronter les difficultés de la vie moderne, et l'incertitude de l'avenir dans lequel on est plongée.
On rentre. On rentra dans sa grande ville avec un peu de cette fausse bonne mine qui s'en ira à la première facture en même temps que quelques excellentes résolutions : je continuerai à faire du sport, je me coucherai de bonne heure, etc.
On rentre, et si j'en croîs ce que j'entends et ce que m'écrivent de nombreux lecteurs, on se demande plus ou moins vaguement pourquoi il faut reprendre la vie là où on l'avait laissée et où l'on trouvera cette année encore le courage de croire qu'il est important d'enseigner à son fils le latin et le sens de l'honneur, même s'il vit adulte dans un monde où cette culture-là sera moins importante que celle du blé.
Où l'on trouvera le courage de croire qu'il est important de raccourcir ses jupes, même si dans six mois on les rallonge.
Où l'on trouvera le courage de croire qu'il fallait mourir en se battant contre l'Allemagne, même si dans un an l'Allemagne nazie est parfaitement ressuscitée. On se demande pourquoi il faut se réintégrer à cette grande chaîne qui vous secoue au rythme de la mode, de la sécheresse, du salon de ceci, du festival de cela, de quelques grèves, de quelques crimes et de quelques Rajk.
« Vivre à la campagne... Une ferme, un bout de terre... et ne plus lire les journaux, ne pas savoir ce qui se passe dans le monde... Voilà mon rêve... », écrivent les uns, s'écrient les autres.
Ce qui se passe dans le monde, bien sûr, n'est pas exactement réconfortant.
Ce monde qui essaye de trouver un nouvel ordre économique, scientifique, éthique sur les données que trois juifs allemands, Marx, Einstein et Freud, ont jetées comme des ponts par lesquels il faut bien passer maintenant, mais sur lesquels on se sent étrangement en péril.
Au bout des ponts, les hommes qui les auront franchis vivront peut-être dans l'égalité et la fraternité grâce au système marxiste ; la force atomique libérée par Einstein sera peut-être domestiquée pour leur seul confort, et le subconscient exploré par Freud sera peut-être libéré définitivement de ces mystères qui font la fortune des psychanalystes et l'infortune des psychanalysés. Peut-être.

Mais sur les ponts la situation devient fatigante, et quand le citadin gémit :
« Je voudrais aller vivre à la campagne... », cela ne signifie pas qu'il rêve d'herbe tendre, mais plutôt qu'il voudrait regarder ce monde en marche au lieu d'en faire partie, demeurer en marge de ce roulement continu et bruyant, réapprendre à vivre avec les arbres, la terre et le soleil dans l'ordre de la nature.
Hélas ! ce roulement est un roulement à billes et nous sommes les billes.
Les patrons de l'usine? Un journaliste américain les a désignés : Staline, parce qu'il a donné au communisme sa forme et son impulsion actuelles ; Nehru, parce qu'il est le symbole de l'Inde en marche ; Mao Tse Tung, parce qu'il est pour la Chine le créateur révolutionnaire que Lénine fut pour la Russie ; Tito, parce qu'il incarne le communisme national avec tous les bouleversements que ce schisme peut entraîner ; Churchill, parce qu'il est le représentant des forces conservatrices occidentales ; Pie XII, parce qu'il conduit les forces catholiques, et le président d'Israël, Chaï Weizmann, parce qu'il est le chef moral du judaïsme international.
Sept hommes qui se partagent les forces mondiales, qui dominent chacun une de ces fractions auxquelles tout être humain est plus ou moins intégré.
Après eux et dans l'évolution spirituelle du monde, dix-huit personnages jouent un rôle. Six savants et philosophes, dont Einstein et Fleming. Un peintre, Picasso. Cinq écrivains : Shaw, Eliot, Gide, Sartre et Faulkner. Six philosophes religieux, dont Maritain.
Enfin, symbole de l'esprit libéral dans le monde démocratique occidental, Mme Roosevelt.
Sept et dix-huit, vingt-cinq en tout.
Concluez si vous voulez que faute de faire partie des vingt- cinq, on fait partie d'un troupeau que ceux-là mènent vers quelque abattoir.
Mais on peut aussi se dire que chacun de ces hommes ne vaut et n'existe que par ceux qui le suivent et qui combattent plus ou moins obscurément derrière lui. Il reste à conclure alors que personne ne peut s'asseoir au bord du monde et le regarder passer — fût-ce en ces temps de rentrée qui, comme les nuits d'insomnie, incitent à se poser quelques questions dangereuses — parce que celui qui est à la tête de voire combat, qu'il s'appelle Pie XII ou Tito, a besoin de vos forces, à vous aussi.

Mardi, octobre 29, 2013
Carrefour