Sous la peau des chiffres

A partir des chiffres fournis sur le temps de travail des ouvriers FG démontre la dureté de leur condition de travail. Montre la différence existante avec la population cadre, surmenée, mais qui cherche un dérivatif dans le travail. Prône une réduction d
Sept « cadres » sur dix travaillent plus de 60 heures par semaine, un sur dix atteignant même 80 heures.
La femme d'un « plus de 60 heures » surmené exprimait un point de vue banal en disant, la semaine dernière, à propos des grèves ouvrières de Lyon et de Besançon : « Qu'ils se battent pour des augmentations de salaire, je les comprends... Mais pour travailler moins longtemps ! Qu'est-ce que tu devrais dire, toi ! Et on ne te paye pas d'heures supplémentaires... »
Ce que devrait dire — et faire — ce produit d'une civilisation curieusement intitulée « civilisation des loisirs » mériterait d'être examiné. A quel âge craquera-t-il et de quoi ?... D'un excès de travail, des scènes que lui fait à ce propos sa femme, de ses soixante cigarettes quotidiennes ou du sport qu'il s'est mis soudain à pratiquer frénétiquement après 40 ans ?...
S'il aime son travail, s'il l'a choisi, s'il lui trouve un sens, s'il y adhère, s'il observe un minimum d'hygiène, c'est peut-être la retraite qui le tuera... Et il ne serait pas inintéressant de savoir combien d'hommes fuient dans le travail une certaine inaptitude à la vie conjugale et familiale, impropre en tout cas à les combler.
Reste que la plupart des « cadres » en font plus que leurs père et grand-père n'en ont jamais fait. Et de plein gré. Du côté des ouvriers, la situation est beaucoup plus ambiguë. Et il faut parfois arracher la peau des chiffres pour l'appréhender.
Le rapport Villermé, demeuré célèbre, établissait que, dans les usines de textile, ouvriers et ouvrières travaillaient, au siècle dernier, quinze heures par jour. La moyenne quotidienne était alors de 10 à 12 heures. 60 à 70 heures par semaine. Par périodes, l'ouvrier se retrouvait travailleur agricole. Egalement épuisé, mais... au grand air.
Aujourd'hui, rien de tel. La moyenne hebdomadaire est, en France, de 46 heures. Le maximum légal de 54 heures.
Cependant, on vient de le voir, c'est sur le problème de la réduction des heures de travail que portent les revendications les plus dures. En particulier celles des 4X8, ces ouvriers qui travaillent par rotation au rythme suivant : deux jours le matin, de 4 heures à midi ; deux jours l'après-midi, de midi à 20 heures ; trois jours de nuit, de 20 heures à 4 heures. Après quoi, ils prennent deux jours de repos, puis recommencent. But de l'opération : utiliser les machines modernes, coûteuses, qui n'ont pas, elles, besoin de repos, sans aucune interruption. De façon à les amortir avant qu'elles ne soient périmées.
Les problèmes particuliers qui se posent à ces ouvriers sont évidents : leur vie familiale est profondément perturbée, chaotique. Il est difficile, sinon impossible, de dormir le jour dans des logements non insonorisés — c'est-à-dire quasiment dans tous les appartements français. Et il est épuisant pour l'organisme de modifier sans cesse le rythme du sommeil. Tous ceux qui ont eu, parfois, à s'en accommoder le savent.
Même quand les horaires sont réguliers, dans quelles conditions travaille-t-on par rappprt au siècle dernier ? Meilleures, sans doute. Mais encore ? Une vie d'homme, quand on la traduit en chiffres, c'est, de 16 ans à 65 ans, 429 240 heures. De nos jours, un ouvrier aura travaillé pendant 110 000 heures, quand il prendra sa retraite. Au siècle dernier, quand il s'arrêtait, il avait travaillé un peu moins : 108 000 heures. Parce qu'une vie d'ouvrier, mal nourri, privé de soins médicaux, soumis à dix ou douze heures de travail quotidien sans autre trêve que le dimanche, s'inscrivait entre 10 et 40 ans. Quand il atteignait 40 ans.
Mais le lieu d'habitation, pour sordide qu'il fût, se trouvait généralement proche du lieu de travail. Aujourd'hui, pour tous, la navette quotidienne est longue. Même en voiture. Travail ? non. Mais repos certes pas.
Quant à la nature de l'effort accompli, il est physiquement moins pénible, mais les « cadences » qu'il faut tenir et la tension qu'elles exigent en ont multiplié l'intensité. Si le plafond légal a été fixé à 54 heures, c'est parce que, dans les conditions actuelles d'usure nerveuse, c'est l'effort maximum qu'un homme peut fournir régulièrement. La courbe des accidents du travail, qui s'élève en même temps que les horaires, est à cet égard éloquente.
Dans l'ensemble — et avec des variations selon les secteurs — on peut donc dire que les hommes travaillent jusqu'à la limite de leurs capacités, sans qu'aucun enthousiasme leur donne l'élan psychique qui prolonge la résistance physique, sans qu'il leur reste l'énergie d'employer agréablement, utilement, intelligemment leurs loisirs.
Cela, hélas, n'est pas seulement vrai des ouvriers. Mais, encore une fois, on peut découvrir l'agréable, l'utile, l'intelligent dans son activité. Ce n'est pas leur cas.
Le congé annuel ? Trois semaines sont nécessaires à la réfection du corps et de l'esprit. Au-delà, des vacances peuvent être plaisantes. Elles n'améliorent plus la condition physique et nerveuse. C'est donc bien à une réduction de la journée ou de la semaine de travail que doit tendre l'organisation de la société. Et, parallèlement, à l'emploi fécond d'une partie du temps ainsi libéré. Mais pour avoir le courage de lire — ou d'apprendre l'anglais, ou d'améliorer ses compétences professionnelles — encore faut-il en avoir la force.
Réduire le temps de travail sans réduire la production et sans en augmenter inconsidérément les coûts, c'est, sans aucun doute, un problème ardu. L'aborder serait dépasser, cette semaine, le cadre de cet article. Mais au moment où nous avons tous tendance à trouver qu'il y a trop de voitures sur les routes, trop de vacances qui désorganisent notre vie, et beaucoup d'agitation sociale, il n'était peut-être pas inutile de rappeler ce qu'est, aujourd'hui, le travail.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express