Réflexion sur les modifications induites dans un couple marié, au moment de l'arrivée de l'enfant. Leur rôle dans l'évolution de la vie conjugale
• Dans un premier article (voir « Elle » n° 353), Françoise Giroud posait la question : « A quoi aboutissent, en 1952, les mariages d'amour ? » et donnait l'exemple de Christine C... et Jacques F... qui, an bout de trois ans de mariage, considèrent que leur union est un échec total. Mais, pour sauver le mariage, il existe plusieurs possibilités, dont la première est l'enfant. La semaine dernière, Françoise Giroud a commencé l'étude du problème de l'enfant dans le mariage. Après avoir remarqué que la présence d'un enfant modifiait profondément les relations entre époux, Françoise Giroud reprend aujourd'hui l'exemple de Christine C... et Jacques F...
Imaginons que Christine et Jacques aient un enfant. Que vat-il se passer ?
Au début, tout ira pour le mieux. Jacques, qui n'est pas une brute, sera plus attentif et plus patient vis-à-vis de sa femme. Il est même capable d'être tendre.
Christine, absorbée par cette grande révolution intérieure, cessera provisoirement de couper les cheveux en quatre. Elle sera pour un temps un objet de sollicitude, de soins, de respect, elle sera pour tous ceux qui l'entourent ce personnage considérable : une femme enceinte.
Ne te fatigue pas... Comment te sens-tu ?... Ne fais pas d'imprudences... En aucune circonstance, une femme ne peut avoir aussi totalement conscience de son importance que dans cet état que l'on qualifie justement d'intéressant, surtout lorsqu'ils s'agit de son premier enfant.
Accouchement, fleurs, félicitations, réjouissances familiales, timbale en argent et couverture de voiture, baiser ému de Jacques, Christine vivra en pleine euphorie.
Tout état euphorique étant essentiellement provisoire, il faudra ensuite qu'elle découvre cette curieuse, cette blessante vérité : une femme enceinte et parfaitement bien portante qui dit « Je suis un peu fatiguée », suscite la compassion générale et l'attention particulière de son mari. Une mère de quatre enfants, épuisée, qui dit « Je n'en peux plus », ne provoque pas le moindre intérêt et s'entendra facilement répondre par son mari :
— Tu ne sais pas t'organiser...
Beaucoup de jeunes mères ont traversé cette période noire où, après avoir été mises sur un piédestal par leur mari, voire par leur belle-mère, elles sont brusquement précipitées dudit piédestal sur lequel on encense maintenant l'enfant.
Plus l'homme est doué de l'instinct paternel, plus il a fortement désiré un enfant et singulièrement un fils, plus il aura tendance à magnifier l'enfant au détriment de la femme.
De quoi se plaintelle ?
C'est ce qui est arrivé à la sceur de Christine, Geneviève. Elle a épousé Henri S... Les S... sont de grands industriels, assez fiers de leur fortune et de leur nom. Mais à la génération de Henri, les S... ont une fâcheuse tendance à ne produire que des filles et la famille commençait à s'inquiéter fort de ne pas avoir d'héritier mâle.
Geneviève a eu le privilège de mettre au monde un garçon, puis un second. Elle avait tout juste 22 ans.
Depuis, on la considère comme une quantité négligeable. Elle a rempli sa fonction essentielle et elle devrait se sentir très honorée d'être la mère des fils de M. Henri S..., lesquels sont élevés selon les traditions familiales et sans que Geneviève ait son mot à dire, sinon pour d'insignifiantes questions de détail. Plus les garçons
grandissent et plus ils échappent à son influence. Ses essais de révolte ont été accueillis avec une intense surprise par son mari. Henri S... souhaiterait au fond que ses enfants soient élevés par sa propre mère. Il porte en lui l'antique respect de la mère, celui qui nie la femme dans toutes ses autres activités.
Et un jour, Geneviève fera quelque sottise. Par désespoir ou parce qu'un imbécile lui dira qu'elle a de beaux yeux. Il y a quatre ans qu'elle ne connaît que l'humiliation...
Ses fils eux-mêmes ont senti, comme les petits chiens, où sont la force et l'autorité à la maison. Ils obéissent à leur père qui prévoit naturellement pour ces deux monstres turbulents les plus hautes destinées.
L'aîné domine déjà complètement sa mère. De Geneviève, de la douce Geneviève qui fut une jeune fille lumineuse et fragile, il ne reste plus que la la faculté de pleurer. Et sa belle-mère, femme forte, dit d'elle :
— Cette petite n'est pas équilibrée... De quoi se plaintelle ? Elle a un mari comme j'en souhaite à tout le monde, des enfants magnifiques... C'est une exaltée.
Douée de plus de caractère, Geneviève eut tout de suite redressé: la situation, quitte à entrer en conflit avec son mari. Mais le conflit permanent est épuisant, surtout lorsque derrière le mari se profile une famille qui le soutient.
En outre, si elle avait eu du caractère, elle n'aurait pas plu à Henri S...
L'homme-bouclier
Des générations et des générations de femmes se sont accommodées de situations analogues, ont accepté d'être le chien qui fait le beau devant les invités, qui garde la maison quand le maître est absent, qui accepte avec reconnaissance les caresses.
Et ces mariages-là n'étaient peutêtre pas les plus malheureux. Mais, en contrepartie, l'homme apportait sa protection dans le sens le plus large du mot. Il était le bouclier derrière lequel femme en enfants devaient se sentir à l'abri de toutes les tempêtes, de tous les coups.
Le travail, les affaires, la politique, la création artistique, la guerre, autant de domaines mystérieux où on l'admirait de savoir se mouvoir et combattre.
Je me demande s'il reste encore une femme de moins de quarante ans pour croire au mythe de l'homme-bouclier. Mais restet-il un homme de moins de quarante ans pour avoir envie d'endosser! ce mythe ?
Il reste des Henri S... qui, ayant vu leur père et leur grand-père dans remploi glorieux de chef de famille, trouveraient fort plaisant et naturel d'être obéis, respectés, admirés. Qu'ils en fournissent les motifs et ils trouveront sans peine des femmes prêtes à plier.
Mais aussi puissante que soit leur nostalgie de l'homme fort, elles ont reçu trop de coups à travers ces boucliers de carton-pâte pour continuer à y croire.
Pour être aujourd'hui respectable, admirable, il ne suffit plus d'être un homme. Il faut être un homme respectable et admirable. Voilà qui complique singulièrement le problème pour les candidats.
Dans ses exhibitions d'autorité, Henri S... atteint pour sa femme le sommet du ridicule. Quand il dit « Ma femme, mes enfants... », elle a l'impression qu'il parle des meubles de la salle à manger.
Ce sentiment ne menace pas Christine, dont le mari n'est pas un paternel agressif mais un jeune homme curieux de faire aussi cette expériencelà.
Christine n'est pas davantage une « maternelle pure ».
Aux premiers mois de son mariage, elle voulait avoir un enfant parce qu'elle était éprise de Jacques. Avoir un enfant de celui qu'on aime, elles sont bien rares celles qui n'ont pas un soir formé ce voeu. C'est un vœu d'amoureuse.
Ensuite, elle se fit de la maternité la nouvelle image d'Epinal à l'usage des jeunes femmes de sa génération. Les dents, les otites, les cutiréactions, les fugues ? Détails qu'il lui semblait aisé de surmonter et autour desquels les mères font bien des embarras. Avec une bonne nurse, un bon docteur, de la pénicilline et du sang-froid... Non, l'important c'est de laisser l'enfant développer librement sa personnalité, c'est de supprimer les sources de complexes. Forger une âme, façonner un caractère, être la meilleure amie de ses enfants, ne pas commettre envers eux les fautes que l'on reproche à ses parents, ah ! le beau programme, l'exaltant programme !
Trois enfants, c'est généralement l'unité que l'on prévoit. Gifles strictement interdites et pas de punitions : des explications patientes, etc..
Chaque fois qu'une Christine m'expose cet admirable tableau de la maternité, j'ai envie de lui demander : « Avez-vous une maison de campagne ? Ou du moins un très grand appartement qui ne contient aucun meuble précieux, aucun tapis fragile et des cloisons isolantes ? Avez-vous une santé inébranlable, des nerfs d'acier et un mari qui n'a jamais besoin de travailler chez, lui ou de dormir le dimanche matin ? Non ? Alors nous reparlerons de votre programme après votre premier enfant. » .
Mais à quoi bon? La nature prévoyante a fait de la maternité la plus intransmissible des expériences.
Entre Christine et Jacques, quel choc produira l'enfant ? Ils sont encore très jeunes, ils ont un goût très vif du plaisir, ils ont la même conception littéraire du rôle de parents.
La confrontation inévitable entre cette conception et la réalité peut être brutale.
Une étincelante jeune fille
Christine risque fort d'être déçue par la maternité parce qu'elle en attend trop. Comme beaucoup de jeunes femmes de son temps, elle méprise vaguement la « maternelle pure », la mère poule, dont l'horizon lui semble borné par les otites et les compositions des enfants.
Que l'on puisse trouver son équilibre dans la satisfaction d'un instinct, aussi noble soit-il, lui semblera toujours incompréhensible et un peu dégradant.
Elle était en faculté avec une amie particulièrement brillante, Sylvie G... Sylvie s'est mariée, elle a trois garçons, ses moyens ne lui ''permettent pas de payer une gouvernante et elle a dû renoncer à toute autre activité pour s'occuper de ses enfants.
Quand Christine la voit, elle a, chaque fois, le cœur serré. Sylvie n'a plus guère le temps de lire. Ce n'est évidemment pas la conversation ininterrompue avec trois enfants, aussi intelligents soient - ils, qui nourrit son esprit et sa curiosité intellectuelle. Les grands problèmes politiques et sociaux de l'époque, sur lesquels elle avait en se mariant des vues originales et passionnées, elle s'en est peu à peu détachée, requise par des problèmes personnels plus pressants.
Quand elle y pense aujourd'hui, quand il lui arrive d'entendre autour d'elle de ces longues discussions théoriques où quelques hommes brillent de tous les feux de l'esprit, elle sourit et se dit : « Comme ils sont loin de la vie, des sources de la vie... »
Ceux qui l'ont connue autrefois, jeune fille étincelante, disent en parlant d'elle : « Quel dommage ! »
Est-ce dommage ? Selon que vous répondrez par oui ou par non, vous livrerez votre âge. Non pas celui qui figure sur votre acte de naissance, mais celui que vous avez au regard de votre époque.
Aux yeux de Christine, c'est dommage. Ce dont l'entourage de Sylvie G... lui tient rigueur, ce n'est pas d'avoir subi un sort assez commun aux femmes, c'est d'en paraître satisfaite. Le mari de Sylvie a d'ailleurs prudemment éliminé de leurs relations tous les anciens amis de sa femme. Elle vit en somme sous anesthésie. Il se peut qu'elle ait un jour un réveil foudroyant. Il suffira d'un quatrième enfant... Son mari y pensera, faites-lui confiance.
Sylvie G... fut peutêtre devenue un grand magistrat. Elle était en tous cas une femme difficile à garder, difficile à contenter pour un homme moyen. Dans son mariage, les enfants ont joué le double rôle que la société leur assigne : ils ont formé une cellule familiale, ils ont consolidé une union fragile qu'aucun divorce ne menace parce que Sylvie est, avant tout, une maternelle.
Un enfant bien tricoté
La paix de ses enfants justifiera pour elle tous les renoncements. C'est ce qu'on appelle les joies de la maternité. Elles sont intenses et pleinement satisfaisantes comme toutes celles qui sont faites de sacrifices et d'un don permanent de soi.
Elles sont en outre respectées, glorifiées par la société, ce que l'on ne saurait dire de beaucoup de joies.
Si elles ne suffisent plus à toutes les femmes, ce n'est pas parce que celles-ci ont changé. De tous temps, il y a eu des maternelles pures et de moins maternelles.
Mais du temps qu'une femme ne pouvait avoir d'autre raison d'être, du temps que dans la comédie humaine on ne lui distribuait que le rôle de la mère, qui eût osé avouer, et même s'avouer, que ce rôle n'était pas toujours entièrement satisfaisant ? Christine, elle, se l'avouera parce qu'elle souffre du mal du siècle, la lucidité.
Elle découvrira aussi que les enfants ne sont pas des ouvrages sur lesquels on passe deux heures au moment où cela vous convient et que l'on range ensuite.
Vous tricotez ? L'éducation d'un enfant, c'est un tricot que l'on mène avec deux aiguilles que l'on s'est planté soi-même dans le cœur. Une fois commencé, il n'est plus question de l'abandonner une heure, une minute. Chacun des actes, chacune des paroles est une maille sur laquelle on ne pourra plus revenir. Et maille après maille, rang après rang, le tricot avance sans jamais se terminer.
Les mailles perdues, les erreurs, les points ratés, tout y sera, marquant les moments où l'attention s'est relâchée.
Si le tricot passionne Christine, elle fera un enfant bien tricoté. Mais je crains qu'elle ait de longues heures, de longues périodes d'inattention parce qu'elle sera requise par sa recherche du plaisir.
Pour Jacques, il n'y a pas grand péril. Il mettra son enfant de côté comme il a mis sa femme de côté. C'est une façon très masculine de se constituer des économies, une tirelire de tendresse, il s'apercevra que lorsqu'il pensait : « Mon fils... », il imaginait inconsciemment un garçon de 18 ans. Malheureusement, les enfants ne naissent pas à 18 ans et, lorsqu'ils les atteignent, les parents ont, eux, dix-huit ans de plus.
Il sortira de temps en temps, le dimanche, un petit garçon qui dira : « Papa, achètemoi ceci... Papa, achètemoi cela... » et il rentrera en pensant : « Cet enfant est bien décevant... » Un jour viendra où entre eux l'étincelle jaillira. Mais d'ici là...
D'ici là, l'enfant — ou les enfants — joueront dans leur mariage comme dans un grand nombre de mariages actuels le rôle que jouent les journaux illustrés dans le salon d'un dentiste. Ils font que le temps passe. C'est le délai forcé et souvent salutaire. (Suite p. 44.)
Les grands conflits, ceux qui entraînent le divorce, se situent an, général entre la quatrième et la sixième année de mariage. Les statistiques officielles confirment ce chiffre.
C'est le moment où se joue la fin du deuxième acte, le plus décisif, le moment où, aux rêves écroulés, on accepte ou non de substituer la réalité. '
Ce n'est pas en se mariant que l'on décide de vivre ensemble pour toujours. C'est pendant cette riode de crise qui atteint plus moins tous les mariages et qui se situe, quand il y a des enfants, lorsque le plus jeune n'est plus un bébé.
Le plus souvent, l'infidélité de l'un ou de l'autre déclenche le divorce. On se raconte alors qu'on ne divorce pas '' à cause des enfants '' parce qu'il faut se donner un prétexte pour supporter l'insupportable.
Et, de fait, les enfants ont joué leur rôle. Ils ont fait passer les années et, avec les années, le temps de la révolte, le temps de la pureté, le temps de l'intolérance. Sans eux, ce ne sont pas onze divorces pour cent mariages que l'on prononcerait chaque année mais soixante et onze.
Soit que l'homme redoute de perdre ses enfants, dont la loi française accorde généralement la garde à la mère, soit que la femme se sente matériellement désarmée, impuissante à les élever avec la ridicule pension alimentaire qu'elle touchera (ou qu'elle ne touchera pas}, on franchit neuf fois sur dix le cap de la crise sans que se produise la rupture définitive Et le rideau tombe sur la fin du second acte. Si on le termine ensemble, on est marié pour longtemps.
Il faut dire encore un mot — délicat — du rôle que l'enfant joue dans le couple moderne. Si l'enfant qu'on a est perturbateur, celui qu'on ne veut pas avoir l'est également.
Les lois morales, civiles, religieuses, en vigueur en France sont d'accord pour interdire que ce problème soit même évoqué
Nous dirons donc simplement que l'on avance le chiffre effarant de six cent mille avortements par an contre huit cent cinquante mille naissances. Ajoutons que sur cent enfants nés vivants, sept sont illégitimes .
( A suivre )