Celui que Simone de Beauvoir appelait « mon petit mari »,ce n'était pas Sartre mais Nelson Algren
Guy Debord parmi les écrivains du siècle? Pourquoi pas? Il en a été un agent intellectuel non négligeable. Personne ne l'a lu ou presque, mais tout le monde aura entendu, une fois ou l'autre, évoquer «la société du spectacle». C'est le titre de son livre le mieux connu. On aurait aimé que Philippe Sollers, qui commentait le documentaire pauvre en images (France3), aille plus loin dans l'analyse d'une pensée totalement subversive. J'ai retrouvé dans sa «Correspondance» deux lettres, écrites les 18 et 28 mai 1958. La première : «Le risque de voir une dictature fasciste s'installer en France dans les jours qui suivent rend assez aléatoire tout projet sur Paris. Seule la guerre révolutionnaire pourrait détruire la puissance du fascisme français.» La seconde datée du 28: «C'est la lutte finale. De Gaulle arrive. La censure est appliquée sur toutes les publications. Le peuple de Paris se rassemble. On y va!» C'est le ton Debord. Fantasmes et illusion lyrique. Mais lorsqu'il apparaît enfin à l'écran, lorsqu'on entend sa voix et sa diction assez particulières, on comprend mieux pourquoi ce dandy libertaire aux intuitions fulgurantes a largement fasciné autour de lui. Il était gravement alcoolique, il s'est suicidé en 1994. La cote de Lionel Jospin est remontée de 17points. C'est bien, puisque la vie politique est suspendue aux sondages comme celle des chaînes à l'Audimat. Attendu à la télévision, il a été bon, simple, direct, indemne du contentement de soi qui parfois le menace. Il se félicite de ses femmes ministres, et il a raison. Peut-on reprocher à ces fortes personnes leurs flots de larmes au moment de se séparer? C'était comique, ces effusions, mais, après tout, pourquoi s'interdirait-on l'émotivité sous prétexte que l'on est ministre? Cette émission était importante pour Lionel Jospin après l'épisode du pétrole. Il a donc choisi de parler devant la plus large audience, celle de la Une. Claude Sérillon s'est piqué: «Je ne veux pas croire que le Premier ministre a choisi la chaîne privée parce que l'interview serait là plus facile pour lui?» C'était insultant pour PPDA qui n'a pas de leçon de professionnalisme à recevoir de Sérillon et, surtout, c'était un peu sot? Que l'on découvre le casse du siècle, le système de financement du RPR, les fonds occultes, le truquage des marchés publics à Paris, et qui est inquiété? Le journaliste qui a révélé le scandale. Trois jours en garde à vue et une inculpation pour un motif surréaliste : recel de violation du secret professionnel! En même temps, le juge traque Dominique Strauss-Kahn à propos du traitement fiscal de Karl Lagerfeld et il tombe sur qui? Sur Bernadette Chirac. C'est elle qui aurait demandé au ministre des Finances de l'époque, Alain Lamassoure, de traiter avec sympathie son couturier. Rien de grave ou de coupable, cela va de soi. Mais DSK, qui n'a pas beaucoup d'occasions de rire en ce moment, a dû apprécier. Sartre/Beauvoir, couple indissoluble, c'est une belle légende qu'aucune réalité ne pourra détruire tant est forte sa part de vérité, même si l'un et l'autre furent, ailleurs, sérieusement amoureux. Lui, de Dolorès, seule rivale véritable de Beauvoir, elle de son amant américain, le romancier Nelson Algren. Ses lettres au bien-aimé ont été publiées, lettres d'amour s'il en est, où elle l'appelle «mon petit mari», où une femme de 40 ans, furieusement éprise cette fois, laisse aller sa plume. Algren est probablement le premier qui lui ait donné du plaisir. Ce fut, entre eux, une assez longue histoire. L'intérêt du documentaire de Louise Wardle, c'est que l'on y fait connaissance avec Algren. Romancier de l'underground, fiché par la police à l'extrême gauche, il connaît une fois un très grand succès («l'Homme au bras d'or»), se retrouve à Hollywood, mais la vedette du couple c'est elle, ce n'est pas lui, il en est parfois chiffonné. Mais il est fier d'être meilleur au lit que Sartre. Le couple est au Mexique pour quelques mois quand Sartre demande à Beauvoir d'avancer son retour. Elle obtempère. Mais elle pleure, elle pleure énormément. Algren est mortifié. Ils continuent à correspondre, mais il est furieux qu'elle ait rendu leur liaison publique dans «les Mandarins». «Dans les bordels du monde entier, dit-il, les femmes ferment la porte. Elle, elle l'ouvre pour faire entrer la presse.» Il ne lui pardonnera jamais d'avoir, en 1963, publié deux de ses lettres et parlé de son «amour contingent» . Qui a envie d'être classé «amour contingent»? Algren restera dans la petite histoire de la littérature parce qu'il a su donner des satisfactions délicieuses à Simone de Beauvoir. Mais sa vie est un échec, il le sait et il meurt laissant un manuscrit inachevé. Le portrait de Beauvoir qui se dégage de ce document est sans rapport avec la pionne enturbannée dont elle a laissé le souvenir. Elle est belle, souriante, douce, fondante, heureuse, amoureuse quoi! et aimée (Planète). F. G.
Jeudi, octobre 26, 2000
Le Nouvel Observateur