Sermons de Noël

A l'occasion des fêtes de fin d'année, FG réagit face aux critiques de circonstances sur la vacuité de notre société de consommation, et montre les bienfaits (confort) procurés par les progrès techniques qui ont eu lieu ces dernières décennies. Pensée déc
Et les huîtres, et le foie gras, et la dinde, et la bûche, et le Champagne... De quoi nourrir dix Indiens pendant une semaine avec un seul de nos repas, ô honte... Sans compter les millions dilapidés en objets futiles pendant que les Vietnamiens... Sans rien dire de l'absurdité d'une société de consommation imitée de l'Amérique, où nous immolons notre identité à nos voitures automobiles et à nos résidences « grand standing », tandis que notre spiritualisme s'étiole au fond des réfrigérateurs...
Tel est le langage qu'il convient de tenir aujourd'hui, quand on est un esprit distingué qui lit Mme de Beauvoir et qui philosophe avec Jean-Luc Godard.
Qu'on me pardonne : je ne crois pas à l'efficacité de ma honte comme moteur de l'industrialisation de l'Inde, ni à sa valeur exemplaire. Que chacun soulage sa propre conscience en versant à l'UNICEF ou à l'Association du Milliard pour le Vietnam les sommes qu'il eût, autrement, consacrées à des réjouissances, c'est affaire personnelle impropre à l'exhibition. Quant à l'enfer de la société de consommation, pour brûlant qu'il puisse devenir, on ne voit pas que la France soit déjà en train d'y rôtir tout entière ni que quelque paradis l'ait précédé. Les hommes d'autrefois valaient mieux que ceux d'aujourd'hui, disait déjà Homère. Ce qui enlève, sauf le respect qu'on lui doit, toute valeur à cette profonde pensée.
Autrefois ? En marchant dans la capitale en habit de lumière, ruisselante de tous ses feux pour que, comme des insectes, hommes et femmes viennent y brûler leurs billets, un Français de 50 ans m'a raconté ses Noëls d'enfant.
Dans ses sabots, il trouvait, comme ses cinq frères et sœurs, une orange enveloppée dans du papier d'argent. Le père était un modeste fonctionnaire. Il est tombé malade. La Sécurité sociale n'existait pas plus que les Allocations familiales. Les deux aînés, qui marchaient bien en classe, ont dû s'embaucher en usine, à 13 et 14 ans. La mère s'est mise à des travaux de couture. Toute la famille s'est nourrie de pommes de terre et de pain perdu jusqu'à ce que le père puisse reprendre une activité. Pour les aînés, c'était trop tard. Ils n'ont jamais pu surmonter le handicap de l'instruction manquée, de cinq années d'adolescence perdues.
Aujourd'hui, dans la même petite ville, celui qui occupe la même fonction a cinq enfants. L'aîné est parti dans la neige. Pour Noël, il a reçu son équipement de ski et chacun des enfants a été également gâté. La soirée du Réveillon s'est passée autour de la télévision, après un repas de fête. La mère assure tous les soins du ménage, mais, pour la lessive, elle dispose d'une machine.
Peut-être faut-il avoir soulevé une lessiveuse pleine de draps pour apprécier la différence. Les chaussettes ne se reprisent plus, les fibres synthétiques ne se repassent plus, les revêtements de sol ne se cirent plus. C'est dur, de cirer.
Si le père tombe malade, la vie deviendra plus rude, la viande plus rare, mais il sera convenablement soigné et les enfants poursuivront leurs études. Cela signifie qu'ils pourront, plus tard, choisir leur travail, y prendre plaisir, en retirer estime et considération, au lieu d'être strictement esclaves du salaire reçu. Il n'y a aucune manière d'être un fraiseur heureux de fraiser ou une bobineuse heureuse de bobiner. Il y a « la paye ».
Ce ne sont ni les bons sentiments ni l'exaltation d'une quelconque solidarité humaine qui ont transformé fondamentalement la situation en moins de cinquante ans. C'est le progrès technique, après quatre mille ans de stagnation. Il n'a pas éliminé complètement le travail mécanique — cela viendra — mais il en a sensiblement diminué la durée. Il a accru la productivité, donc la possibilité de répandre le bien-être.
Tels sont les hommes, qu'ils déprécient ce bien-être dès qu'il est partagé et que, à chacun de nos besoins satisfaits, succède un nouveau besoin, de nouvelles convoitises. Freud l'avait dit avant que les économistes s'en aperçoivent. Convoitises artificiellement créées par la publicité ? Les Russes sont atteints par la même fringale sans que s'exerce sur eux aucune pression. Simplement, le désir est le moteur même de la vie. Désir d'avoir plus, d'avoir mieux, mais aussi de faire plus, de faire mieux, d'aller plus vite, plus haut, plus loin.
C'est l'absence de désir qui est redoutable. Si nous savions nous satisfaire de ce que nous avons et de ce que nous sommes, nous en serions encore à l'âge de pierre.
L'objet de nos désirs est vulgaire ? C'est vrai. L'arriéré de plaisirs matériels, que le plus grand nombre se sent encore avide de combler, est lourd. Il faut du temps pour apprendre qu'avoir n'est pas être. Mais on en parle à son aise quand on a soi-même épuisé une bonne part de ces plaisirs. Ou quand on a pu se distinguer du grand nombre par la vertu de ses talents plutôt que par la puissance de sa voiture.
Il y a tout à inventer pour que l'orientation de nos convoitises soit infléchie dans un sens plus fécond et plus noble, pour que le désir de faire plus et de savoir plus l'emporte sur le désir d'avoir plus, pour que l'instruction et l'éducation — au sens le plus large, celle que donne la télévision, par exemple — créent et stimulent le goût des plaisirs non matériels : la lecture, l'art, la connaissance scientifique, en un mot, la culture.
Mais c'est d'imagination et d'audace que nous avons besoin pour concevoir l'avenir en fonction du progrès technique, de ses pièges et de ses promesses. Les sermons, eux, n'ont jamais servi qu'au bonheur de ceux qui les prononcent. Que la prochaine année nous en garde !

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express