Quand le juge Halphen raconte comment on a voulu le briser lorsqu'il enquêtait sur les HLM des Hauts-de-Seine, on a l'impression d'entrer dans les égouts de la justice
Ma méfiance à l'égard des sondages est? insondable. Les signaux que nous envoie la télévision ne sont pas non plus décisifs mais néanmoins indicatifs d'un état des lieux. Le chef de l'Etat hué en visitant le Val-Fourré et recevant des crachats (une image que ne verront pas les spectateurs de TF1, contrairement à ceux de France2), c'est choquant. Mais le rire soulevé par le projet d'instituer «l'impunité zéro», c'est terrible. Un malheur d'expression grandiose pour le premier impuni de France. Pendant ce temps, Lionel Jospin est interrogé assez longuement sur la Une par Claire Chazal. Au long de l'émission, l'audience ne cesse de croître. Cela ne traduit pas forcément une adhésion, mais de l'intérêt. Tout s'est passé ces jours-ci à l'écran comme si Chirac ne savait plus que serrer des mains, encore des mains, toujours des mains, crispé peut-être par l'effet Schuller qui en ébranlerait plus d'un, et comme si Jospin, que l'on a connu un peu gris, un peu terne, délivré du fardeau Chirac, était devenu gai, rieur, avec une belle confiance en lui et un répertoire d'amabilités bien senties à l'égard d'un président qu'il ne respecte pas. Certains en sont offusqués, pas tous mais beaucoup de ces vieilles dames qui composent une fraction non négligeable de l'électorat acquis au chef de l'Etat. Cette question de respect est au centre de la campagne et de son reflet. Depuis le jour où il s'est dérobé à la justice, Jacques Chirac est resté «sympa» mais il est devenu suspect. Des explications franches auraient peut-être suffi. Il en a été avare. Son entourage a accumulé les maladresses. Ce n'est pas en serinant que Lionel Jospin a été trotskiste dans sa jeunesse qu'on dédouanera Jacques Chirac d'avoir pataugé «dans la merde» selon les termes d'Alain Juppé. Désormais célèbre, le juge Eric Halphen était interrogé, c'est bien son tour, par Elise Lucet dans l'excellente émission de France3, «Pièces à conviction». Quand il raconte ce que furent ses «sept ans de solitude», du jour où il fut chargé du dossier des HLM des Hauts-de-Seine, on a l'impression d'entrer dans les égouts de la justice. Coups fourrés, menaces physiques, intimidations, entraves à son enquête. On l'a voulu brisé. Qui, «on»? Allez savoir d'où tombent les ordres dans ces cas-là. Mais à le lire, on craint vraiment qu'il n'arrive des bricoles à Didier Schuller dont la déposition, corroborant la fameuse cassette Méry, est plus dommageable pour le chef de l'Etat que les révélations du juge Halphen. Certaines émissions, on voudrait ne pas les regarder. Ainsi les trois volets du film de Patrick Rotman sur la «pacification» de l'Algérie. Mais on les regarde, et après on est malade (France3). Dans le troisième volet, des généraux parlent. Oui, ils ont torturé, parce que c'était leur devoir. L'un d'eux dit : «Je ne pense pas avoir perdu mon honneur en Algérie, mettons que j'y ai perdu un peu de mon âme.» On appréciera la nuance. Lionel Jospin a remis bien involontairement Trotski à la mode. Chez les éditeurs du moins, d'où un flot de livres qui prétendent nous instruire sur cette drôle de bande constituée depuis soixante-dix ans de gens intelligents, courageux, armés intellectuellement, résolus, disciplinés, organisés, riches d'une doctrine, d'un mode d'emploi pour procéder à la prise physique du pouvoir conçu par Trotski qui s'y connaissait un peu, et qui n'ont jamais abouti à rien. A rien. Un ancien trotskiste, Paul Alliès, devenu socialiste, l'a fait remarquer chez Edwy Plenel : «Comment la lecture du monde que font les trotskistes n'a-t-elle débouché sur aucune institution, aucun parti, rien d'opérationnel?» A quoi l'immuable Daniel Bensaïd, le philosophe, répond : «L'histoire n'est pas finie. Il n'y a pas de jugement dernier en politique.» Il est épatant, Bensaïd, émouvant. Rien ne lui enlèvera jamais l'espoir de voir de ses yeux la révolution. En attendant, c'est Arlette qui porte le flambeau. Elle était bien dans la ligne l'année dernière lorsque, députée européenne, elle a empêché que soit votée une étude de la loi Tobin ? supposée réguler les flux financiers. Jamais, a-t-elle dit : «Pourquoi faudrait-il prendre une disposition de nature à retarder la révolution?» On ne savait pas très bien, à la fin de l'émission, si le trotskisme est encore une variété de romantisme ou le rêve enivrant d'un gibet dressé afin de pendre tous les patrons. Pour commencer (LCI). F. G.
Jeudi, mars 14, 2002
Le Nouvel Observateur